Juste avant le début de la saison, nous l'avions rencontré. Il s'était alors livré avec une simplicité sincère. « Mon père avait une ferme laitière dans la région de Cumbria (à l'extrême nord-ouest de l'Angleterre), 120 vaches, des boeufs et des moutons. On a tout perdu à la suite de l'épidémie de fièvre aphteuse qui a touché l'Angleterre début 2001. Vous vous souvenez ? Des matches des Six Nations avaient été annulés. J'ai vu mon père anéanti. Un jour, quelqu'un arrive avec un flingue pour abattre vos animaux. Vous les regardez brûler... »
Suart Lancaster avait 30 ans. Son fils Daniel est né cette même année, le 23 mai 2001. « Je démarrais ma carrière de coach, je n'ai pas mesuré le degré de magnitude. Mon père a eu une attaque cardiaque sept ans plus tard. J'ai la conviction que le stress vécu à ce moment-là a joué. L'anxiété extrême d'avoir tout perdu, de devoir repartir de zéro. »
Lui-même venait de quitter son poste de prof pour devenir entraîneur de rugby. Son frère aidait le paternel à la ferme, lui s'est lancé corps et âme dans son sport de prédilection. « J'ai connu toutes les classes d'âge jusqu'au niveau de sélectionneur national. » En 2011 c'est lui qui a rebâti le XV de la Rose. Son équipe sera éliminée dès les phases de poules lors de la Coupe du monde 2015 à domicile. Out Lancaster, irradié par les médias anglais.
Amer ? « Je dirais plutôt triste. On n'a pas eu le temps d'achever notre travail. Une Coupe du monde nécessite un cycle de huit ans. Andy Farrell, Mike Catt et Graham Rowntree sont partis eux aussi. Tous en Irlande. C'est terrible que notre pays ait laissé tout ce savoir s'en aller. Les Néo-Zélandais sont plus conscients de sauvegarder leur propriété intellectuelle. »
« Le Racing, ce n'était pas le choix de la facilité. Le Top 14, c'est un énorme défi »
Stuart Lancaster
Ce que Lancaster avait planté, Eddie Jones le récoltera en hissant l'Angleterre en finale de la Coupe du monde 2019 (défaite 12-32 face à l'Afrique du Sud). En 2015, Lancaster sera recruté par le Leinster. Après sept années là-bas, il a débarqué au Racing la saison passée. « J'étais heureux au Leinster mais j'ai été attiré par le défi de transférer mon expérience ici, au Racing 92. Ce n'était pas le choix de la facilité, le Top 14, c'est un énorme défi. »
Lancaster a recruté l'ouvreur anglais Owen Farrell (33 ans). Un fils spirituel ? « Je ne dirais pas ça même si je l'ai sélectionné lorsqu'il avait 20 ans. On a partagé un tas de moments importants. J'ai coaché l'Angleterre à cinquante reprises et de mémoire, je l'ai sélectionné pour la grande majorité des matches. Ça a été très simple de se reconnecter, comme si on ne s'était jamais quittés. »
On a demandé au coach ce qu'il pensait représenter aux yeux de Farrell ? « Quelqu'un qui lui a offert une opportunité. Il connaissait notre façon de travailler, il est venu ici en confiance. Rien n'est plus frustrant pour un joueur que d'arriver dans un club désorganisé avec des entraînements indigents. »
Stuart a aussi recruté son fils Dan. Un gros poids sur les épaules de son fiston ? « Je serai curieux que vous interrogiez les autres joueurs à ce sujet, a répondu Lancaster avec flegme. J'entraîne Daniel depuis qu'il a 5 ans. Notre relation ne change pas. Le fait qu'il soit mon fils ne m'impose pas de mettre une distance. Ni l'inverse. Mon comportement avec lui est le même qu'avec les autres joueurs, tous sont semblables dans ce que j'investis en eux. Dan a surtout besoin de se prouver à lui-même et aux yeux de ses coéquipiers qu'il est un bon joueur. »
Le fiston a joué 8 matches en autant de journées, trois comme titulaire. La corrélation entre son temps de jeu et le début de saison médiocre du Racing a servi de flèche empoisonnée aux détracteurs de Lancaster. L'an passé, le club a terminé sixième, il est actuellement à la huitième place. Bâtir prend du temps. Las, l'époque veut de l'immédiat. Aux yeux de Lancaster, parmi les paramètres de la performance, il y a la nécessité de faire grandir les hommes. « Au Leinster, j'ai accompagné Felipe Contepomi. Je suis rempli de voir ce qu'il a accompli à la tête des Pumas. »
À la tête de la sélection d'Angleterre, il était entouré de Mike Catt et d'Andy Farrell : « Je les vois rayonner aujourd'hui, c'est magnifique et très gratifiant de passer le ballon du savoir à d'autres. Je serai comblé de voir un jour Dimitri (Szarsewski) ou Fred (Michalak) entraîner l'équipe de France. »
À l'intersaison, ses joueurs ont eu droit à des ateliers sur la dimension « self-awareness » (connaissance de soi) : « C'est essentiel pour se situer avec les autres, identifier les forces et les lacunes. Pour être un bon leader, c'est important de mieux se connaître. »
Lancaster arrive au Plessis-Robinsson à l'aube, en repart la nuit tombée. Il s'occupe à distance de sa maman de 81 ans qui vit seule dans la ferme familiale. Et potasse ses cours de français, conscient que ne pas maîtriser la langue, c'est comme boxer avec un bras dans le dos. « Durant les vacances, j'ai enchaîné une quinzaine de leçons de français et je prends deux leçons de deux heures hebdomadaires. Pour faire le bon débrief d'un match, un lundi matin, devant quarante-cinq joueurs, il faut beaucoup de nuances dans l'expression. »
À ses joueurs il résume sa philosophie de jeu « Style and Steel » : une attaque inspirée avec une défense de fer. « J'ai appris ça d'Owen Farrell : « Dans l'approche mentale des joueurs, l'équilibre entre attaque et défense doit être 50-50. » Toujours en quête d'équilibre.