Uzaïr Cassiem concasse à coups d'épaule, gratte avec ardeur, plaque avec fureur. Il relaye le ballon aussi, sait trouver des espaces. Plus jeune, en Afrique du Sud, le troisième-ligne centre de l'Aviron a aussi joué ouvreur. « Ça se sent, constate Grégory Patat, le manager bayonnais. Il est toujours la tête haute. Sa vision périphérique l'aide à lâcher la passe supplémentaire ou à aller se démarquer. Il aime autant le jeu que le combat. » Grâce à son 1,93 m très tonique, Cassiem est devenu le chapardeur en chef des ballons dans l'alignement adverse. « Un poison, apprécie Patat. Super réactif malgré ses 110 kg ! »
Après le combat, enfin, Uzaïr Cassiem aime se laisser aller à sa joie. Et, s'il est inspiré, il offre aux supporters un aperçu de son déhanché festif, accompagne la liesse du stade Jean-Dauger en ondulant du bassin tel un caribéen.
« En dehors du terrain, c'est un être précieux, avec une force de vie incroyable. »
Brad Mooar, son coach quand il jouait aux Scarlets
À Llanelli, au pays de Galles, il a laissé la même empreinte positive chez les Scarlets. Le Néo-Zélandais Brad Mooar, qui y fut son coach avant de rejoindre le staff des All Blacks, se souvient : « C'est un joueur adaptable, excellent porteur de ballon, très technique et capable d'exercer la pression de multiples manières. En dehors du terrain, c'est un être précieux, avec une force de vie incroyable. Durant le confinement, il postait des vidéos sur les réseaux sociaux. Il y dansait au bras de son épouse Qailah. En chaussettes, dans leur cuisine. Il partageait de la légèreté dans un moment où les gens en avaient besoin. Il est devenu le chouchou des supporters. »
Arrivé au Pays basque à l'été 2021, Cassiem irradie désormais au sein de l'effectif bayonnais. « Sa joie de vivre optimise les temps d'entraînement », savoure Patat. Cette joie, Uzaïr en a fait un pilier incontournable de son existence, comme s'il avait scellé un pacte avec lui-même après une ultime crise de rage, survenue en 2010. « Je ne me suis jamais plus mis en colère depuis, confie le troisième-ligne. Ce jour-là, je me suis mis dans un tel état que j'ai cru que j'allais perdre l'amour de ma vie. »
Qailah, devenue depuis son épouse, acquiesce. « On allait se marier, raconte-t-elle. Mais j'ai découvert un aspect d'Uzaïr qui m'a fait me poser des questions... Déjà, notre union n'était pas évidente : moi, issue d'une famille blanche de Johannesburg, lui un "coloured". » D'ailleurs, la lignée des Cassiem vient de beaucoup plus loin encore. « Le grand-père de mon père est Indonésien ».
« Un monstre était sorti de moi. Elle (sa future femme) n'avait jamais vu ça. Depuis ce jour, fini la rage et la colère. J'ai choisi mon camp : le sourire et la joie. »
Uzaïr Cassiem, à 20 ans, après avoir frappé deux personnes
Ce jour-là, tous deux rendaient donc visite aux parents de Cassiem, à Strand, une cinquantaine de kilomètres au sud-est du Cap. « Là où j'ai grandi, raconte le joueur. Beaucoup de violence, des gangs, tout ça. Je devais avoir 5 ans quand un type s'est fait poignarder devant moi en pleine rue. Personne n'a paru choqué, c'était banal. Aujourd'hui que je suis devenu père (Zane et Cade, 5 et 9 ans), je mesure les traumas que ça engendre. Ce n'est pas normal de grandir comme ça. J'avais développé des réflexes de chien des rues. Qailah m'a beaucoup apaisé. »
En arrivant chez ses parents, ce jour de 2010, Cassiem apprend qu'un voleur s'est introduit à leur domicile. « Il n'avait pas volé grand-chose, juste une plante dans le jardin. D'une valeur d'un dollar. Pour Qailah, si on te vole tu appelles la police. Je n'avais pas ces codes-là. Je portais la responsabilité de la sécurité de la famille. Dans le quartier, personne ne doit te mettre à l'amende. Sinon c'est la porte ouverte... »
Alors Cassiem, 20 ans, s'est mis en chasse pour choper le coupable. « Avec une nuée de gosses à ses trousses », se souvient Qailah. « J'ai fait le tour du secteur, questionné tous ceux que je croisais. Celui qui avait fait le coup était un junky défoncé à la Crystal Meth (méthamphétamine). On m'a donné un nom. Je suis allé chez ce gars, je l'ai défoncé sans lui laisser le temps de parler. Le truc c'est de cogner le premier, avec férocité. Ce n'était pas lui le coupable. On m'a balancé un autre gars que je suis allé fracasser à son tour. »
Bouleversée par ce déchaînement de violence, Qailah remettra en question leur union. « Un monstre était sorti de moi, se désole Cassiem. Elle n'avait jamais vu ça. Depuis ce jour, fini la rage et la colère. J'ai choisi mon camp : le sourire et la joie. »
Avec le rugby, il a trouvé un exutoire. « Avant je jouais juste au foot de rue ». À l'école, à 10 ans, il découvre ce drôle de ballon ovale. « C'était notre petit paradis loin du chaos. Une bulle entre copains. On s'y sentait bien, en sécurité. » Qu'importe s'il joue pieds nus. « J'ai eu ma première paire de crampons quand j'étais au collège, vers 14 ans. Il y avait une majorité de blancs, tous bien équipés pour le sport : une batte de cricket, un pantalon blanc. Je n'avais qu'un short. Je ravalais ma honte. On apprend à se blinder. » Un soir, son père lui rapporte une paire de crampons. « Il les avait achetés à un collègue. Trop grands, mais j'étais si fier ! »
Sa famille est aimante, ils sont cinq enfants. La rue, pourtant, a failli le happer. « Je me cherchais, comme tous les ados. Les gars du quartier gagnaient des thunes avec un tas de business, la came... Un soir, en rentrant, j'ai dit à mes parents que je voulais me faire tatouer. Mon père est entré dans une colère dingue. Il m'a cogné comme si j'étais un homme. Il hurlait : "Je n'élève pas un gangster ! Tu veux te faire buter ? Je jure sur ma tombe que je ne te laisserai pas faire !" Il m'a roué de coups. Ma mère le regardait faire. Aujourd'hui je lui suis reconnaissant, mon père c'est mon meilleur ami. »

Il a étudié deux ans à la fac le management commercial. Jamais il n'aurait imaginé devenir joueur pro. « En Afrique du Sud, pour un jeune qui veut réussir la route est balisée. Tu passes par la case moins de 13 ans, tu te fais repérer en moins de 16 ans. Puis tu accèdes aux Baby Boks (moins de 20 ans), etc. Sinon, zéro chance. »
Cassiem s'est tracé un autre parcours vers l'excellence. « Après le lycée, à 18 ans, j'ai joué en 4e division, au Cap. Puis en 2e division, à Belhar. Je pesais 92 kg, tout en os, j'affrontais des hommes d'âge mûr. À 21 ans, la seule offre que j'ai reçue était celle des Falcons, 14es et derniers du Championnat. Puis j'ai rejoint les Pumas, à Nelspruit, où j'ai joué trois ans et demi. »
« J'ai un seuil de tolérance à la douleur hors norme, paraît-il. J'ai joué avec une côte cassée, une fracture à l'épaule. »
Uzaïr Cassiem
À mesure des paliers qu'il a franchis, son ambition a grandi. « J'ai eu envie de m'évaluer en Super Rugby. J'avais l'intuition que j'en avais le niveau. Qailah m'a aidé à avoir confiance en moi. » Sans références, son horizon semblait bouché. « Pourtant une porte s'est entrouverte : j'ai reçu une proposition des Griquas, modeste, mais elle comportait une clause d'entraînement avec les Cheetahs, durant la pré-saison. J'adorais leur rugby de mouvement. Je me dépouillais aux entraînements. Un des coaches m'a dit : "On parle de toi dans le bureau !" Ça m'a donné une putain de force ! »
C'est son conte de fées à lui : Uzaïr a été recruté aux Cheetahs. Il s'y est imposé comme titulaire, a remporté avec eux la Currie Cup - compétition des provinces sud-africaines - en 2016. Son rêve dans le rugby ne s'est pas arrêté là : Cassiem sera même appelé en équipe nationale. Il portait le numéro 7 dans le dos pour sa première sélection chez les Springboks, le 26 novembre 2016.
Il en parle encore de manière extatique. « C'est chaud quand même : troisième-ligne springbok, passer après des légendes du calibre de Schalk Burger, Danie Rossouw... Jamais je n'aurais osé rêver ça ! » À Cardiff, au pays de Galles, l'Afrique du Sud s'incline (27-13) mais Cassiem inscrira un essai (70e). Il a honoré huit sélections au total.
Côté clubs, « quand les Scarlets m'ont fait une offre en 2018, ç'a été compliqué de refuser. Pourtant, il m'a fallu du temps pour donner ma réponse. » Après trois saisons au pays de Galles, Yannick Bru l'a convaincu de rejoindre Bayonne à l'été 2021. « Je l'avais repéré aux Cheetahs, raconte Bru. J'aimais son profil de troisième-ligne moderne. Pas enfermé dans un secteur : à la fois sauteur, porteur, doté d'excellentes mains. Ce fut l'un des gros artisans de la remontée de l'Aviron de la Pro D2 au Top 14. Il a cette éducation sud-africaine, un pays dur, il sait souffrir. »

Sans forfanterie, Cassiem se marre. « J'ai un seuil de tolérance à la douleur hors norme, paraît-il. J'ai joué avec une côte cassée, une fracture à l'épaule. Face à Toulon, cette saison, je me suis bousillé la cheville. Je me suis fait poser un strap bien serré, puis j'ai continué à jouer. »
Il y a peu, dans l'intimité de sa foi, Cassiem jouait tout en observant le ramadan (22 mars - 20 avril). En dépit de l'exigence des entraînements quotidiens et des matches du week-end, il s'abstenait de manger et de boire du lever du soleil au crépuscule. « Mon taux de masse grasse est de 2 %, s'amuse-t-il. Voilà douze ans que je suis pro et ça ne m'a jamais amoindri. Jeûne ou pas, je donne le meilleur de moi. »
Après les matches, dans les vestiaires, il ne boit pas d'alcool. « Les gars ont leur bière, moi mon coca zéro, ça ne m'empêche pas de chanter et de danser. » Et c'est ainsi que Cassiem rayonne à Bayonne.