Dehors, un crachin insistant arrose la Corrèze. Sous les gradins du stade Amédée-Domenech, au coeur de la salle de vie des joueurs, Patrice Collazo, 48 ans, se raconte. Son divorce brutal avec Toulon (2018- oct. 2021), ses quatorze mois loin du terrain. Ce qui aurait pu être une traversée du désert est devenu une balade lumineuse. « J'ai toujours détesté être prévisible », se marre l'ancien pilier, devenu le nouveau manager du CA Brive (13e du Top 14) fin décembre.
« En rentrant chez vous, le lundi 25 octobre 2021, après avoir mis fin à votre aventure avec le RC Toulon, ressentiez-vous beaucoup de colère et de frustration ?
Non, j'ai ressenti du soulagement. Avec Bernard Lemaître (le président du RCT), on a toujours eu une relation franche, vraie. Après le match de La Rochelle (défaite 39-6, la veille), on a fait un constat réciproque : il fallait un électrochoc. J'en étais arrivé à une situation que je n'avais pas su contrecarrer. Point barre. L'institution devait perdurer, avancer.
Vous ne vous êtes jamais exprimé depuis...
La situation était compliquée. Balancer des grenades, je sais faire. Je n'en ai pas eu envie. Par respect pour Bernard, pour le club, pour 95 % des joueurs, et pour ceux qui ont repris derrière. Les gars qui n'ont pas été honnêtes avec le club, je leur ai dit en face. Quand le RCT est venu jouer à Brive (26-17, le 7 janvier), la plupart des joueurs ont traversé le terrain pour venir me saluer. Si j'avais été un connard, ils ne l'auraient pas fait. À Toulon, j'ai aidé un tas de gars à éclore. Deux-trois joueurs ont fait mine de ne pas me voir, ils ont baissé le regard. Aujourd'hui, je suis passé à autre chose. J'ai analysé mes erreurs, perdu trop d'énergie dans certains combats. Si c'était à refaire, je ferais différemment. Sauf sur un truc : l'intérêt perso du joueur ne passe pas avant celui de l'institution.
« Mes proches me connaissaient hyperactif, excessif. J'ai fait la place à un nouveau Patrice. Grâce à une succession de rencontres extraordinaires »
Patrice Collazo
Est-ce vertigineux de se retrouver seul avec soi-même ?
Prendre du temps pour soi plutôt que pour cinquante gars, au début, tu trouves ça presque anormal. Cette liberté n'est pas dans les gènes de l'entraîneur. C'est un tort. J'ai continué à me lever tôt, actif dès 6 h 30. Mais j'ai eu besoin de recul. Ma famille a été impactée. Par des menaces, des messages d'insultes de mecs cachés sous un pseudo sur les réseaux sociaux. Aucun n'a jamais traversé la rue pour me dire : "C'est moi qui ai écrit ça." Ça m'a fait du bien de couper avec le rugby pendant trois mois.
« Ça m'a conforté dans l'envie de vivre le job différemment. De façon moins conflictuelle. Et, bizarrement, plein de choses positives me sont arrivées »
Patrice Collazo
Avez-vous trouvé un nouveau "moi" en vous ?
C'est ça (il se marre). Un nouveau venu que tout le monde appréhendait. Mes proches me connaissaient hyperactif, excessif. J'ai fait la place à un nouveau Patrice. Grâce à une succession de rencontres extraordinaires. J'ai été invité à Paris par la BRI (Brigade de recherche et d'intervention). Ces policiers sont intervenus au Bataclan. De drôles de gonzes, des surhommes. Un de leurs officiers m'avait sollicité pour échanger sur la nature humaine, réfléchir à comment construire un squad. Il m'a dit : "Vous faites un métier compliqué." Ouais, mon commandant, mais on ne sauve pas des vies, nous. Et on ne met pas la nôtre en péril. Pour eux, les mots solidarité et fraternité ont un sens. Un de leurs gars m'a dit : "J'ai joué contre toi, j'étais à Montpellier en espoirs." Pour lui, passer du rugby à la BRI c'est un prolongement, "un truc d'équipe". Ça m'a ramené à la réalité de manière brutale. Dans le sport, on se fait chier pour des conneries.
Le milieu du rugby ne vous a pas manqué ?
J'ai reçu un tas de messages. Ça m'a surpris. Touché aussi. Dans la vie, il faut qu'il arrive un truc compliqué pour qu'on se mette à échanger. Des entraîneurs du Top 14, de Pro D2, de l'étranger. Le premier est venu d'Ugo Mola (l'entraîneur du Stade Toulousain). Je le connaissais sans le connaître. Sur le banc de touche tu peux devenir con, paranoïaque. Tu défends une institution. Ugo m'a dit : "Je t'invite à Toulouse quand tu veux." Là-bas, j'ai échangé avec Jean Bouilhou, Clément Poitrenaud, Virgile Lacombe. Ils m'ont donné accès à tout : système de jeu, réunions, terrain, données... Spontanés, avec une bienveillance hyper classe. D'autant que le rugby, c'est devenu secret-défense. Laurent Travers m'a invité au Racing, Pierre Mignoni à Lyon, Pierre-Henry Broncan à Castres. Ça m'a conforté dans l'envie de vivre le job différemment. De façon moins conflictuelle. Et, bizarrement, plein de choses positives me sont arrivées.
« Ces rencontres et celles qui ont suivi, c'est comme un road trip qui m'a conduit à Brive. Un périple initiatique que je n'aurais jamais connu si j'étais resté à Toulon, la tête dans le guidon »
Patrice Collazo
Comme coacher les Corsaires de Saint-Malo en Fédérale 3 ?
Voilà. Ça m'a permis de me reconnecter à un certain rugby. Micka Meunier, un pilier que je m'étais régalé à coacher en 2009, m'a recontacté. Il s'occupait des avants de Saint-Malo avec Jordi Rougé, entraîneur en chef. Ils jouaient l'accès en Fédérale 2 et m'ont demandé de venir passer la semaine avec eux. C'était en avril, j'ai roulé jusqu'à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). Un stade à l'ancienne, un petit club house en bois. Les joueurs ont cru à une caméra cachée quand j'ai débarqué. Des mecs vrais, simples, à qui tu as envie de transmettre. L'un assureur, l'autre maçon ou étudiant... Ils font la démarche de s'entraîner le soir après le boulot. Ils sont l'âme du rugby. J'ai même coaché la réserve. Là c'est particulier (il rit), avec un mec qui n'a jamais joué, un autre qui a vu de la lumière et est entré (il éclate de rire). Les gars ont gagné leur match ! Putain, quelle soirée ! Je suis redevenu junior, ça m'a reboosté à fond. Ces rencontres et celles qui ont suivi, c'est comme un road trip qui m'a conduit à Brive. Un périple initiatique que je n'aurais jamais connu si j'étais resté à Toulon, la tête dans le guidon.
Il paraît que le Sud-Africain Dick Muir vous a contacté pour entraîner avec lui en Russie ?
Oui, mais quelques semaines après, ça s'est compliqué avec la guerre... Après il y a eu l'été. Pour la première fois, j'étais dispo pendant les vacances. Ma fille en était inquiète (il rit). Je rêvais depuis longtemps de découvrir le Benetton Trévise, qui a accueilli des grands joueurs comme John Kirwan (1986-1990) . Alors j'ai appelé mon pote Marco Bortolami, qui en est devenu le manager. Avec Andrea Masi, Fabio Ongaro et Alexandro Troncon. On a tellement accroché qu'ils m'ont proposé de revenir en octobre. Ils y avaient invité Eddie Jones. Un soir, par un hasard du destin, on s'est retrouvés à dîner tous les deux à Trévise. Face à Eddie, j'étais en 3D. On a parlé quatre heures non stop. Il m'a posé mille questions. Moi autant. Il prenait un tas de notes, à noircir un demi-cahier. Il m'a raconté sa carrière de A à Z, avec sincérité. Cette rencontre m'a fait franchir plusieurs steps d'un coup. On a causé technique, prises de décision, évoqué le recul nécessaire. Le lendemain, tandis qu'on regardait jouer Trévise, il me fait : "J'aime ta vision des choses", puis m'a invité à le rejoindre en Angleterre.
En sélection, pendant les tests de novembre ?
Ouais, dans leur centre d'entraînement de Pennyhill Park. Quelle marque de confiance ! En immersion toute la semaine de préparation du match contre l'Argentine (29-30, le 6 novembre). Avant un match international, la pression est colossale. J'ai été accueilli par Richard Hill puis Anthony Seibold, alors entraîneur de la défense, m'a présenté aux joueurs. Un à un, ils sont venus me saluer. J'étais au coeur de la machine, à échanger avec Richard Cockerill, Matt Proudfoot, leur spécialiste de la mêlée. Eddie m'a dit : "Tu prends des notes. On en parlera." Il y avait tellement d'infos, je notais comme une dactylo. Une heure là-bas, ça vaut un an d'expérience. J'ai été surpris par l'autonomie des joueurs, le poids des leaders. (Owen) Farrell a une implication dingue. Avec (Billy) Vunipola, Tom Curry, Marcus Smith ou Jack Nowell, ils mènent le tempo, encadrés par le staff. Steve Borthwick, qui a succédé à Eddie à la tête de l'Angleterre (fin décembre), était invité lui aussi. On a échangé plus d'une heure.
« Tous les jours, à Brive, je suis surpris de l'engagement des gens et des joueurs. Et ça aussi ça me réconcilie avec le rugby »
Patrice Collazo
Quand l'Angleterre a perdu, ça n'a pas tout invalidé ?
Non, c'est si précieux de voir l'envers du décor. Ils avaient bien bossé toute la semaine, rien négligé. Un match reste un match : les conditions climatiques ont optimisé le jeu basique des Argentins, fait de pressing et de défense. Et puis, il y a eu cette rencontre formidable avec Eddie Jones. Avant de m'engager à Brive, j'en ai discuté avec lui.
Qu'est-ce qui vous a poussé à vous engager à Brive ?
J'avais eu l'opportunité de reprendre un club, Top 14 et Pro D2. Mais je voulais continuer à me découvrir. Je suis allé filer un coup de main à mon pote Pierre Caillet, dans le dur à Béziers (Pro D2). À Nice aussi, à Alex Compan (N). J'allais voir des matches, en anonyme. J'achetais ma place sur les sites Internet des clubs. Je voulais voir l'invisible, ce qu'on ne peut percevoir du bord du terrain. Du coup, on m'annonçait ici ou là. Des conneries. Brive, c'est surtout une rencontre humaine. Deux jours avant Noël, j'ai déjeuné à Bordeaux avec Xavier Ric, le directeur général du CAB, avec Jean-Luc Joinel et Sébastien Bonnet, directeur du centre de formation avec qui j'avais joué. Leur démarche était cohérente, avec une vision et une stratégie. Le lendemain, j'ai eu une longue conversation avec Simon Gillham, le président. Puis une visioconférence avec Ian Osborne, le nouvel actionnaire qui m'a exposé sa vision et souhaitait me connaître. Ce fut un bel échange. Mais avant de m'engager, j'avais besoin de parler avec Arnaud Méla, l'entraîneur en chef. Pour savoir si lui et son staff avaient envie de bosser avec moi. Pas question de me filer dans une galère humaine. La confiance, c'est capital pour s'engager dans une telle aventure : sauver le CA Brive, place forte du rugby français. Pour vivre un truc intense qui peut s'avérer bonnard à la fin. Tous les jours, à Brive, je suis surpris de l'engagement des gens et des joueurs. Et ça aussi ça me réconcilie avec le rugby. »