La nouvelle a secoué le monde du rugby la semaine dernière. Sébastien Vahaamahina a été obligé de mettre un terme à sa carrière à 31 ans, après une nouvelle commotion cérébrale. «Maux de tête», «vertiges», «fatigue», l’ancien deuxième ligne international aux 46 sélections a reconnu dans L’Équipe avoir «des symptômes de plus en plus fort après chaque commotion, avec un impact sur (sa) vie de joueur de rugby professionnel mais aussi sur (sa) vie privée». Plus inquiétant, il s’agit du troisième joueur de Clermont contraint de dire stop et de se retourner contre le club auvergnat, après le deuxième ligne canadien Jamie Cudmore et l’international français Alexandre Lapandry.
Pour Le Figaro, Jean Chazal, neurochirurgien réputé et impliqué de longue date dans le monde du rugby (auprès de Clermont puis de la Ligue), revient sur cette nouvelle affaire qui entache l’image du rugby.
«Sébastien Vahaamahina est très violent envers son club, en disant qu’il a “honte pour son club ”.Or ce sont des experts indépendants qui sont les seuls habilités à prononcer l’arrêt définitif de la pratique du rugby», rappelle-t-il. Et de revenir sur le déroulé des faits: «L’arrêt de sa carrière est arrivé moins de cinq mois après sa dernière commotion. Ce n’est pas beaucoup. D’autres joueurs ont dû attendre des mois et des mois avant qu’une telle décision d’arrêter soit prononcée. Là, je trouve surprenant qu’on ait prononcé un arrêté définitif seulement quatre mois et demi après le traumatisme. Il y a sûrement autre chose, sur le plan médical, ça ne tient pas la route. Normalement, après un traumatisme crânien, il faut prendre au minimum un an de recul.»
Les soucis qu’a rencontrés l’ancien joueur du XV de France ne se limiteraient pas à une simple accumulation de K.-O. «Il parle également d’une fracture du crâne, d’une fuite de liquide qui l’a obligé à une opération, poursuit Jean Chazal. Pour moi, il a fait une fracture du crâne qui s’est compliquée avec une brèche qui explique la fuite de liquide entre le cerveau et le nez. Dans l’histoire qu’il raconte, il y a autre chose que la commotion.» Le neurochirurgien déplore, par ailleurs, que le natif de Nouméa - tout comme Cudmore et Lapandry - se soit retourné contre l’ASM.
«Il accuse le club de ne pas avoir respecté la période de repos post-commotion. J’ai travaillé pendant quatorze ans avec l’ASM, des protocoles ont été mis en place depuis vingt ans, c’est extrêmement rigoureux. Ce club est précurseur dans le domaine des commotions», assure-t-il. Et d’insister: «L’ASM est le premier club à avoir eu un médecin à temps plein. Je rappelle aussi que Clermont a participé à l’écriture du protocole commotion. Et, aujourd’hui, les joueurs ont à disposition une vacation IRM tous les mercredis. Une demi-journée est bloquée au CHU de Clermont-Ferrand (pas sur le créneau des urgences ou des malades), des chercheurs sont là pour faire des IRM aux joueurs. Ils ont la priorité absolue, c’est unique en France. Qu’on ne me dise pas qu’ils sont maltraités. D’autant que certains joueurs ne vont pas aux rendez-vous…» Remonté, il lâche un cinglant: «Pourquoi se retourner contre l’ASM? Parce que c’est un bon payeur, il est facile à tondre… C’est mon interprétation.»
Dès 2017, Jean Chazal a été l’un des premiers lanceurs d’alerte sur ce problème de santé publique dans le rugby. «On semble redécouvrir le problème des commotions cérébrales chaque fois qu’il y a un pépin. Mais c’est connu depuis près de vingt-cinq ans, le premier article publié dans la littérature scientifique internationale date de 1998», souligne-t-il. Malgré une réelle prise de conscience mondiale, la question des commotions continue d’agiter régulièrement l’actualité rugbystique. Selon lui, l’évolution de ce sport, qui n’est passé professionnel que depuis 1995, est plus que problématique. «Les instances nous disent que le rugby est un sport de combat. Mais autrefois c’était un sport de dextérité et de vitesse, on en a fait un sport de combat qui permet des affrontements individuels et collectifs d’une extrême violence, s’inquiète-t-il. Avec un niveau de dangerosité qui est inconnu dans les autres sports de combat.»
Pour étayer son propos, le professeur Chazal prend plusieurs exemples: «Il n’y a pas de catégories de poids dans ce sport de combat: vous pouvez affronter un joueur de 120 kg alors que vous n’en pesez que 80… Cela n’existe nulle part ailleurs. Un seul joueur peut aussi être agressé par plusieurs joueurs. Je pense à l’exemple dramatique de Nicolas Chauvin (ancien espoir du Stade Français décédé en 2018 après un double plaquage, NDLR). Il a été littéralement “décapité”. C’est moi qui ai fait l’expertise médico-légale pour l’instruction du dossier devant la justice.» Et de poursuivre sa liste de récriminations: «Autre chose, au rugby, on ne dispose que d’un bras pour esquiver l’adversaire. C’est le seul sport de combat dans ce cas. Et enfin, un joueur peut être gravement blessé par un joueur qui arrive par-derrière, pour un plaquage. On ne voit ça nulle part ailleurs…»
En 2019, son livre au titre choc - Ce rugby qui tue (Solar Éditions) - avait fait grand bruit dans les médias et alerté sur un problème souvent caché. Mais cela n’avait pas eu grand écho auprès des principaux intéressés. «C’est dur de dire cette chose-là, on n’est pas écouté, regrette-t-il. J’ai envoyé mon livre à plusieurs présidents de club: aucune réponse. Et cela n’a fait aucun bruit à la fédération.» Pourtant, selon lui, ce sont les institutions (Ligue, fédérations nationale et internationale) qui sont directement responsables des problèmes de santé des joueurs. «Les clubs font tout ce qu’ils peuvent. Les responsables, ce sont les instances. La fédération, au-dessus, il y a le ministère des Sports et encore au-dessus il y a World Rugby», insiste-t-il.
Ces instances sont d’ailleurs responsables, selon lui, d’entretenir le flou autour de ces questions. «On nous bassine avec la ligne des épaules en dessous de laquelle il faut plaquer. Mais les sanctions sont vraiment aléatoires: carton jaune, rouge, suspension de trois jours à six semaines… C’est à géométrie variable», observe-t-il, prenant l’exemple du talonneur clermontois Yohan Beheregaray qui avait été victime d’un plaquage d’une rare violence du Toulousain Joe Tekori en avril 2019. «Beheregaray avait eu trois mois d’arrêt de travail et Tekori six jours de suspension parce qu’il avait un match de Coupe d’Europe à jouer… Si Tekori avait été suspendu un an, personne n’aurait recommencé.»
En 2018, quatre jeunes joueurs sont morts sur un terrain de rugby. De tels drames ne se sont heureusement pas reproduits depuis. Là encore, Jean Chazal rue dans les brancards: «Mais on a eu des morts par séquelles d’Alzheimer, d’autres qui sont devenus tétraplégiques! La tétraplégie, c’est l’équivalent de la mort quand vous n’avez plus que la tête qui bouge… On ne sait pas tout, il y a eu des hémorragies cérébrales gravissimes. J’ai vu des gens avec des séquelles terribles. À l’IRM, je vois des joueurs qui ont arrêté leur carrière et qui ont des trous dans le cerveau.»
Dans son constat glaçant, ce spécialiste ajoute: «Pendant une période, on a quand même interdit le rugby en milieu scolaire, c’est bien qu’il y a un problème! Bernard Laporte, quand il était encore en poste, avait même dit que le rugby n’était pas plus dangereux que la pétanque. C’est une rigolade… On a juste pris quelques mesurettes. Les sanctions après un carton rouge peuvent carrément être réduites si on suit une formation (au plaquage de World Rugby)…»
Selon lui, il faut repenser la formation des joueurs et réfléchir aux règles à apprendre. «Je ne connais pas de sport de combat où on lance les joueurs dans l’arène avant de les former à l’affrontement. Au rugby, on le fait après, on fait tout à l’envers.» Une refonte de la pratique de ce sport est possible et plus qu’envisageable selon lui. «Après le décès tragique d’Ayrton Senna en 1994, la Formule 1 a su se réformer, changer ses règles de sécurité, souligne-t-il. Je pense qu’on pourrait faire la même chose au rugby. Mais, Il y a un certain nombre d’affaires que l’on met sous le tapis. Pour l’instant, il y a la Coupe du monde en France, c’est un gros enjeu. Ça coûte beaucoup d’argent, et la France est bien placée pour la gagner.»
Son état des lieux est pourtant des plus effrayants.
Arnaud Coudry