Comme il serait confortable de ne pas regarder ailleurs et de marteler encore et toujours ô combien le championnat de France est magnifique. Mais les voix s’élèvent régulièrement pour critiquer le contenu d’une compétition domestique pas toujours inoubliable. Précisons d'emblée que cet article est écrit sans prétention et sans volonté de démolir le championnat hexagonal. Mais nous tentons bien de comprendre comment la compétition la plus coûteuse de la planète ovale, n’est pas la plus spectaculaire.
- Le mode de fonctionnement du Top 14, principal frein
Oublions les rares amoureux des mêlées et des chandelles quelques instants. Pour avoir du spectacle, il faut avoir du jeu. Une lapalissade qui n’est pas une évidence à l’esprit des protagonistes du championnat. Peut-être parce que le rugby est devenu, en France, un sport dans lequel le résultat l’emporte largement sur le contenu. La faute à un système de montée-descente comme celui du Top 14 (ligue dite "ouverte") qui conduit à plusieurs effets néfastes.
Première conséquence : la victoire totale et absolue de la politique à court terme. Aucun projet ne peut réellement se construire au-delà de quelques mois. Parce que la projection des différents staffs ne peut pas dépasser cette limite. La faute à l'impérieuse nécessité de survivre à la saison en cours. Un mode de fonctionnement que le Super Rugby a décidé d'écarter. Un championnat fermé, et pour ne citer que lui, qui permet à des formations comme les Highlanders, les Chiefs, ou dans un passé légèrement plus lointain, les Reds de continuer à exister et grandir malgré des gros passages à vide.
Ces trois équipes ont eu du temps pour former des joueurs majeurs dans la conquête d’un titre (ou de plusieurs), sans trembler ni mourir. Pêle-mêle ? Aaron Cruden, Quade Cooper, Will Genia, Aaron Smith, Lima Sopoaga, Malakai Fekitoa, Charlie Ngatai. Meilleur exemple aux Chiefs où Brodie Retallick, meilleur joueur du monde 2014, est titulaire avec sa franchise depuis l’âge de … 19 ans.
Un exemple qui illustre un problème sous-jacent : celui de la formation. Le Top 14 ne donne que de trop rares opportunités aux Espoirs de jouer (environ 5% de jeunes de moins de 23 ans titulaires par journée). Triste image de la formation française à l’agonie, et du rugby tricolore, où les jeunes joueurs cherchent tout simplement leur place.
Deuxième chose, l’obligation de résultat - pour au moins garantir sa survie - n’est pas une obligation de moyen. Gagner une dizaine de matches 3-0 suffirait, en théorie, à se maintenir. Une politique du pire qui se conjugue mal avec les approches habituelles des autres pays. Exemple avec Colin Slade, surpris par l’obligation de se battre pour sa survie et l’obsession du maintien à son arrivée à Pau.
Conséquence logique : quand on joue pour ne pas perdre, le contenu des matches passe largement après son issue. La fin justifie les moyens. Peu importe s’il faut gagner "moche", il faut gagner tout court. Les lendemains radieux n’existeront probablement jamais, mais se maintenir, c’est se donner une chance d’y croire. Triste approche du rugby ? Peut-être. Mais pragmatique.
A ce titre, pourquoi prendre des risques ? Pourquoi ne pas réduire les opportunités adverses plutôt que parier sur sa capacité à en créer pour soi-même. Le Top 14 est devenu, avec le temps, le championnat où avoir la balle est un danger, vouloir le faire vivre du suicide. Le raisonnement est simple : le jeu appelle la faute, et la faute expose aux sanctions
- Le triomphe de l’intensité sur le rythme
C'est justement cette volonté de pousser l'autre à l'erreur qui va transformer les habitudes, modifier l'approche et l'analyse que l'on peut faire du rugby. Là où le déséquilibre pourrait (devrait ?) naître de la vitesse, c’est aujourd’hui la puissance qui s’affiche comme la clef de voûte des systèmes offensifs ou défensifs. Gagner des duels, d'accord. Mais pour quoi faire ?
Une réflexion limitative, la faute, peut-être aux lacunes techniques pointées du doigt par Philippe Saint-André en 2014 : "Il faut arrêter de rêver (…), on voit qu'il y a des déficits techniques et physiques et cela, il faut que tout le monde en prenne conscience". (lire ici) Ce déficit technique, réel ou imaginaire, va conduire les staffs, les joueurs et le public à accepter l’idée que c’est de ce bras de fer purement physique que découlera la victoire.
Conséquence ? Nous avons le championnat le plus lent du monde… Le Top 14, superbe œuvre monolithique, aux packs monstrueux et toujours plus lourds, et où les plus grandes stars du monde viennent s'éclater dans des matches toujours plus heurtés. Terrible impression de gâchis quand Nonu, Giteau, Carter ou Conrad Smith débarquent en France pour jouer au chamboule-tout.
Les chiffres sont insuffisants pour démontrer et justifier ce sentiment naissant en regardant un match. Un sentiment qui finit par devenir une conviction en observant ce qui existe ailleurs, et qui est confirmée par le style des équipes qui triomphent en championnat.
"L’attaque fait gagner des matchs, la défense fait gagner des titres". L’adage, emprunté à la NBA, colle à la perfection au rugby hexagonal. Si le jeu au large n’est pas forcément une recherche ou une priorité, cela s’explique aussi par deux choses distinctes. D'abord, la force de l’exemple : qu'il s'agisse de Castres, Toulon, le Stade français ou de Toulouse, les 5 derniers champions de France, ont tous en commun une chose. Ils disposaient de la meilleure mêlée du championnat au moment de leur titre.
La mêlée... un exercice qui prend une importance capitale, non pas parce qu’il est une rampe de lancement idéale, mais parce qu’il est une source de points directe. La faute à un deuxième souci du championnat de France : l’arbitrage. Je vous vois déjà, les doigts s’affolant sur vos claviers, invoquant l’incompétence généralisée et la malhonnêteté des arbitres. Ça n’est pas du tout l’objet. Mais force est de constater que la pratique de l’arbitrage et les consignes données ont conduit le Top 14 à ne plus être qu’une usine à sanctions.
Le jeu n’est plus qu’un prétexte : pousser en mêlée pour une pénalité, plaquer-gratter pour une pénalité, refuser l’avantage pour une pénalité… Cette attitude devient la norme, et le succès valide tout. Gagner "moche", mais gagner quand même. Peu importe le flacon pourvu que l'on connaisse l'ivresse du succès.
- Le discours ambiant et intégré
Dernière explication, le discours ambiant. Celui qui conforte, qui justifie la médiocrité ou l'insuffisance. Qui excuse presque le manque d’ambition, de rythme, d’intention. Et qui finirait presque par convaincre tout le monde. Tout serait la faute d’un calendrier démentiel, du manque de rythme en début de saison, du manque de fraîcheur en fin d’exercice. Les joueurs jouent trop ou pas assez, l’arbitre est incompétent, l’eau trop humide, le vent trop coquin. Bref : le mauvais sort pèserait plus que les mauvais choix. Une justification relativement rare dans le Super Rugby, référence définitive en matière d'intention de jeu.
Un discours qui se matérialise aussi autrement. Le Top 14 ne connaîtrait que des forteresses imprenables et des citadelles impossibles à conquérir ? Peut-être. Mais c’est surtout le manque chronique d’ambitions dans les déplacements qui va créer ce championnat de schizophrènes, où l’équipe injouable à domicile ira perdre sans gloire et sans bonus chez un mal classé. Plus agaçant encore : les leaders qui se déplaceront avec les Espoirs chez leurs dauphins, histoire de ne pas perdre avec leurs "équipe-type".
Une frilosité qui ajoute à l’impression de fadeur plus générale, les chocs se résumant souvent à des passes d’armes entre joueurs en mal de temps de jeu. Des non-matches qui apportent inlassablement de l’eau au moulin des détracteurs de la formule actuelle du championnat. Et cette question incontournable : 26 matches, pour quoi faire ?
Finalement, le plus grave n’est pas le décalage entre le discours officiel ("le meilleur championnat du monde") et la réalité des faits. Mais bel et celui qui existe entre les joueurs formidables qui composent cette compétition et le manque global de rythme, d’ambition et de spectacle. Les rares matches disputés le sont souvent la peur au ventre. Difficile d’en vouloir à Oyonnax, Pau, La Rochelle, Brive ou Grenoble de vouloir exister à tout prix.
Mais il est plus gênant de voir les gros bras du Top 14 se contenter - trop souvent- de victoire a minima. Le championnat est dur, le niveau dense et les duels épuisants, certes. Mais cette tendance à la lenteur et la guerre de tranchées, récompensée à l’échelle continentale, est aujourd’hui un frein sur le plan international. Une politique qui participe allègrement au déclin de l’équipe nationale. Le paradoxe de la France, un pays de rugby, terre d'accueil, et qui n’existera peut-être bientôt plus qu’à travers ses clubs.