« Quand la nouvelle tombe, notre monde s’écroule. S’entendre dire qu’on a une maladie neurodégénérative des cellules cérébrales, c’est très, très difficile à encaisser. Impensable, même. Il y a ensuite deux façons de réagir : se laisser abattre ou décider de lutter. Avec ma femme et mes filles, on a choisi la deuxième option. »
Alix Popham, ancien 3e ligne du CA Brive est dans la vie comme il l’était sur les terrains : un guerrier. Alors, quand cette encéphalopathie traumatique chronique (ETC) lui a été décelée en 2021, l’international gallois a choisi de faire front.
Et dans ce combat, il n’est pas seul puisque 200 anciens joueurs pros ont décidé, début décembre, de mener une action collective en justice en poursuivant World Rugby et les fédérations anglaise et galloise pour mauvaise prise en charge des conséquences des commotions cérébrales. Le premier volet de cette affaire aura lieu en avril prochain, avec les premières audiences au tribunal.
La question de l'éducation aux risques soulevée
« Durant notre carrière, nous n’avons reçu aucune éducation sur la question des commotions. On était K.-O. Mais on retournait sur le terrain, comme si de rien n’était », confie Alix Popham qui voit désormais son quotidien de père de famille de 43 ans complètement chamboulé.
Pour faire face à ses oublis récurrents, à des douleurs permanentes à la tête ou bien pour éviter des accidents domestiques - il a failli mettre le feu à la cuisine en oubliant la bouilloire - l’ancien joueur doit décorer la maison familiale de post-it. Avec sa femme Mélanie, ils ont aussi pris la douloureuse et terrible décision de ne pas avoir de deuxième enfant.
« On se bat pour les prochaines générations parce que pour nous… Je suis persuadé que l’éducation est la clé pour le futur », renchérit Popham qui s’est donc aussi engagé sur le chemin judiciaire. Un chemin déjà tracé par plusieurs joueurs depuis des années.
Le premier d’entre eux s’appelle Jamie Cudmore. En juin 2017, le deuxième ligne canadien avait décidé d’assigner son ancien club de l’ASM devant le tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand dans le but d’obtenir une expertise médicale.
En cause, des chocs subis à la tête d’abord le 18 avril 2015, à Saint-Etienne, lors de la demi-finale de Champions Cup disputée face aux Saracens, puis quinze jours plus tard, le 2 mai, lors de la finale de cette même compétition, en Angleterre, face à Toulon.
Jamie Cudmore avait ouvert la voie
En 2019, le Canadien avait ensuite déposé une plainte contre X pour « mise en danger de la vie d’autrui » auprès du procureur de la République de Clermont-Ferrand. La plainte ayant été classée sans suite, l’ancien joueur avait finalement déposé une plainte avec constitution de partie civile en janvier 2020. Les raisons de toutes ces procédures ?
Le rugbyman Jamie Cudmore avec ses avocats Jean-Hubert Portejoie (à droite) et Thibault Tymen (à gauche) à Clermont le 13 avril 2022
« Je veux envoyer un message fort. Il y a un vrai souci pour la santé des joueurs. Les commotions, on ne peut pas les éradiquer, mais il faut éduquer les jeunes à cette problématique, les encadrer. C’est comme quand un boxeur prend un K.-O., il ne brûle pas les étapes et ne va pas revenir tout de suite sur le ring », nous avait expliqué Jamie Cudmore, en avril 2022.
Qu’en pensent les joueurs encore en activité ? Peu ont accepté de s’étendre sur le sujet. Nicolas Sanchez, qui avait fait plusieurs K.-O. lors de son passage à Brive, n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Conscients de prendre des risques pour leur santé et leur avenir, les principaux acteurs sur le terrain peuvent-ils imaginer être indemnisés après leur carrière comme cela existe en NFL, la ligue de football américain ?
Face aux problèmes des encéphalopathies traumatiques chroniques touchant de nombreux joueurs en provoquant amnésies et crises de démence, 4.500 retraités de la ligue de foot américain avaient alors décidé de porter plainte contre la NFL pour dissimulation des dangers liés à leur sport. Un fonds d’indemnisation d’un milliard de dollars avait vu le jour.
Pour un agent de joueurs de rugby, qui a préféré rester dans l’ombre, « le rugby français n’est pas prêt pour cela. Les procédures avec les assurances peuvent durer des décennies. En revanche, on peut très bien imaginer des modifications dans les contrats de joueurs avec l’apparition d’une prime de risque. Les joueurs décideraient ainsi de se couvrir, d’autant que dans le code du travail, l’employeur se doit de préserver l’intégrité de son salarié », analyse cet agent.
Des primes de risque dans le contrat des joueurs ?
Un autre, qui officie depuis plus de quinze ans, constate aussi « une certaine forme d’hypocrisie » dans le monde de l’ovalie entre des clubs contraints aux résultats sportifs (et donc financiers) qui doivent ainsi aligner leurs meilleurs éléments sur le terrain et les joueurs qui veulent, eux aussi, tout faire pour être titulaires.
Cette éventuelle évolution dans les contrats de joueurs semble toutefois bien hypothétique. Comme l’explique Benoît Vaz, directeur général de l’ASM, les dispositifs médicaux existants permettent de scruter scrupuleusement la santé des joueurs. Les contacts étant malheureusement inévitables, il semble en effet complexe de rédiger de telles clauses.
« Les contrats sont édités suivant les règles du rugby professionnel. Il y a des examens médicaux qui sont réalisés notamment sur les cervicales. Il existe tout un tas de dispositifs. Ils permettent de s’assurer que les joueurs sont aptes de pratiquer le rugby à haut niveau. Mais on ne peut pas se prémunir d’accidents qui peuvent survenir. Que ce soit de la traumatologie ou que ce soit des commotions cérébrales. Le rugby étant un sport de contact, on ne peut, sur un contrat de travail, se parer de quoi que ce soit. C’est comme si l’on disait à un boxeur de rédiger un contrat avec des clauses par rapport aux K.-O. »
Du côté de l’ASM Clermont, on croit surtout à la prévention ainsi qu’à la prise en charge des éventuelles commotions. Des efforts considérables ont en effet été consentis ces dernières années pour prendre le problème avec le plus grand sérieux. Bien avant qu’attaqué sur le terrain judiciaire dans un passé récent par des anciens joueurs, le club auvergnat fait ainsi partie des précurseurs dans le domaine, comme l’avait d’ailleurs souligné Christophe Urios, son actuel entraîneur, à son arrivée au club il y a un an.
« Sur le suivi, je viens de clubs qui n’ont pas tous les protocoles mis en place à l’ASM. Je ne connaissais pas ce système de prises de sang à répétition pour suivre l’évolution du joueur. Ici, la prise en charge est vraiment supérieure au protocole classique et ce qui est fait ailleurs. Tout est fait dans les règles de l’art et aucun risque n’est pris », avait déclaré le technicien quelques semaines après sa prise de fonction.
Des casques réfrigérants pour les joueurs à l'ASM
Outre ces fameuses prises de sang permettant de détecter certaines protéines marqueuses d’une commotion cérébrale, dosages déterminant le retour à la compétition, Clermont a multiplié les investissements pour traiter le problème à bras-le-corps.
Dernier en date, l’achat de casques réfrigérants que les joueurs doivent revêtir tout de suite après un choc, afin de minimiser les effets. Une pièce spécialisée est également destinée à la réhabilitation. Avec tous ces efforts, les joueurs clermontois ayant eu une première commotion reprennent l’entraînement 23 jours après le choc (la moyenne étant de 12 jours).
Cette prévention et cet accompagnement ne permettront jamais de faire disparaître les commotions du rugby professionnel. Mais elles peuvent contribuer à en réduire les effets néfastes.
Benjamin Pommier et Arnaud Clergue (La Montagne - 03/01/24)