En arrivant à l'entraînement, en haut de la petite côte menant au stade Michel-Brun, les joueuses de Romagnat checkent avec leur coach, Fabrice Ribeyrolles. Toutes. Vraiment toutes. Même Margaux, sa fille : « Non, pas de bisou ! Ici, je suis sa joueuse ! » « Mais je ne te vois pas de la semaine ! », objecte le père. Margaux est arrivée sac sur l'épaule, jean slim et top vert d'eau, directement de la fac de médecine de Clermont-Ferrand, où elle entame sa troisième année. Pour causer « ovalitude » de père en fille, on s'installe dans la tribune vide. Autour, des moutons paissent, tranquilles. Dedans, une bonne grosse dose d'amour prend ses aises. Pas celui qui dégouline. Celui qui enrobe, qui perle même des mots tout bêtes. Celui qui se met à voleter partout et donne deux-trois poussières dans les yeux.
On est à un quart d'heure au sud de Clermont-Ferrand et, sous un ciel irrésolu d'avant-orage, arrivent peu à peu sur la pelouse les championnes de France. Vingt-six ans que Romagnat, club historique du rugby féminin depuis 1974, n'avait pas connu ça. Depuis ses épousailles, en 2016, avec l'ASM, il est passé du noir et jaune au jaune et bleu ; il est passé de la Deuxième Division au Bouclier en cinq ans. Et créé LA surprise, en juin dernier, en éliminant en demies Montpellier, triple tenantes du titre, six Brennus en sept ans, et Blagnac, à Blagnac, en finale. Avec Fabrice Ribeyrolles aux manettes, ancien trois-quarts centre pro (dix ans d'ASM de 1991 à 2001, puis trois à Aurillac), resté fit dans son t-shirt siglé ASM. Et depuis la saison dernière avec, dans le groupe, sa fille Margaux, 20 ans.
Pendant trente minutes, ça va chambrer, ça va rire, ça va même un peu pleurer. C'est que l'histoire est d'autant plus belle qu'elle part de loin. « Je crois que je vais charger, là », redoute le coach de l'équipe de rugby féminine qui ne voulait pas que sa fille joue au rugby, comme il n'avait pas voulu que s'y mette, vingt-cinq ans avant, sa femme, Muriel, qu'il connaît depuis l'adolescence. Macho, peut-être ? Avec son pouce et son index, Margaux fait signe que, un petit peu... Lui répond : « Je sais pas ce que j'étais. Con, sûrement. Je lui ai dit : "Non, tu es bien à la gym." » Et quand la prof d'EPS, repérant les capacités ovales de Margaux au collège, à La Rochelle, dit qu'il faut absolument convaincre les parents, on lui répond : « Euh, c'est-à-dire que son père, c'est le coach des pros... »
Parce que Fabrice Ribeyrolles, ancien capitaine de l'ASM, ancien coach des Espoirs auvergnats, avec qui il a été trois fois champion de France, lâche les volcans pour l'Atlantique, en 2011, pour partir entraîner le Stade Rochelais, qu'il fait monter en Top 14. Avant de revenir à la maison et de prendre la suite d'Annick Hayraud comme coach de Romagnat, en 2015. Parce qu'entre-temps il a réalisé que sa fille s'éclatait plus sur un terrain que sur une poutre. « C'était logique, elle baigne dedans depuis toute petite. » Pourtant, elle, n'a « que des flashs » : la mini-couette aux couleurs du stade aurillacois que sa mère mettait sur sa poussette, une photo où son père répond à une interview de France 3 avec elle dans les bras, lors du dernier match de sa carrière, en 2004.
Margaux a commencé la sienne au collège, a joué à partir des minimes à Romagnat, a intégré le pôle Espoir à Issoire et le top 100 U18, a décroché un titre de championne de France de rugby à 7 avec la sélection Auvergne. Et puis il a fallu choisir entre la première année de médecine et le rugby en Élite 1. Médecine a gagné, le rugby, pendant un an, elle a arrêté. Et donc repoussé le moment où elle serait entraînée par son père. Lui s'agace qu'en France, on ne puisse pas concilier sport de haut niveau et études de haut niveau, est impressionné par le stakhanovisme de sa fille, par cette première année de médecine pendant laquelle elle n'a pas levé le nez de ses cours, par les séances de physique qu'elle fait toute seule, aussi.
« Je n'ai jamais eu cette force de travail », avoue-t-il. Le coach apprécie aussi « sa dextérité, ses vitesses d'appui et ses qualités athlétiques : elle a des abdos comme jamais je n'ai eus ! » Ce qu'elle a comme lui, en revanche, c'est sa façon de courir. « On est rase-mottes, disons qu'on a une fréquence, quoi... Toute gamine, les gens disaient : "Oh mais ça, c'est la petite Ribeyrolles !" » Elle : « Après, moi, je ne t'ai jamais vu courir aussi vite, hein ! »
Elle chambre mais elle dit « mon papa »pendant toute l'interview. Ses grands yeux plantés loin, vers l'horizon qui présage d'un entraînement humide, elle raconte qu'elle en a deux, de papas : « Le papa du terrain et le papa de la maison. » Elle en rit. « Parce qu'à l'entraînement, il peut être un peu sanguin, d'un seul coup il s'énerve et crie, alors qu'il n'est pas du tout comme ça ! Il vit le rugby à fond et, à la maison, il l'oublie. Enfin, sauf les soirs de match où on parle de ça toute la soirée. » Au grand dam de Muriel et de Manon, la deuxième fille Ribeyrolles, en première année de médecine, plus branchée danse que ballon. Enfin, mère et fille étaient là pour la finale. Sur la photo avec le Bouclier, ils sont tous les quatre. Le papa s'émeut un peu. « J'ai toujours adoré partager le rugby avec ma famille, ce sont les deux choses qui me rendent heureux, alors quand les deux se mélangent... »
Tout a l'air simple. Tout ne l'est pas. Par exemple, trouver comment interpeller son père quand il est son coach. « Je fais en sorte de l'appeler un minimum ! J'ai pas envie de crier "papa" sur le terrain, mais "coach" c'est bizarre aussi. Donc quand je dois lui rendre un ballon et qu'il ne me regarde pas, je le jette à ses pieds sans rien dire ! »
Il y a eu plus compliqué. Après son année de césure, il y a deux ans, Margaux reprend dans l'équipe de Fédérale et enchaîne les belles prestations. On commence à dire au coach qu'il faudrait qu'il pense à la faire monter en équipe une. Il temporise. Et retemporise. Et « reretemporise ». « On a eu des grosses discussions, raconte Vincent Fargeas, entraîneur adjoint. Fabrice ne voulait pas qu'on lui reproche de favoriser sa fille, il se disait qu'il avait peut-être du mal à l'évaluer. » Vincent connaît bien Margaux, il l'a entraînée pendant trois ans en sport-études, alors ce sera lui qui tranchera toutes les décisions la concernant. « Fabrice sait que quand je dis "oui, on la met sur la feuille, elle doit jouer," ce n'est pas pour lui faire plaisir, c'est pour le bien de l'équipe. »
« J'ai encore un peu de mal. Quand il me sélectionne dans le groupe, je me sens mal à l'aise à chaque fois.
Margaux Ribeyrolles
Et c'est pour son bien à elle qu'il prend la relève quand la communication se tend entre Ribeyrolles. Fabrice explique qu'il y a eu « quelques explications virulentes à la maison. Parce qu'elle ne voulait pas jouer, ou pas à ce poste, parce que "et qu'est-ce qu'elles vont dire, les filles..." » Les filles, elles disent rien du tout. « Elle mérite sa place, ça ne fait aucun débat dans l'équipe », affirme la troisième-ligne Camille Raoux. « J'ai encore un peu de mal, concède Margaux. Quand il me sélectionne dans le groupe, je me sens mal à l'aise à chaque fois. Je me dis qu'il faut montrer que je le mérite parce que je ne peux pas m'empêcher d'avoir peur que jouer soit vu d'un mauvais oeil. »
D'autant qu'il n'était pas prévu qu'elle intègre le groupe pour la phase finale, la saison dernière. Vincent a dû lui parler, longuement. De terrain et de plus loin. « Il m'avait fait un petit discours très émouvant pour me faire réaliser à quel point on avait de la chance de vivre ça tous les deux, mon papa et moi. »
Le papa, celui qui a surgi de l'entraîneur, en mars dernier, lors du match contre Bordeaux. Alors qu'elle vient juste d'entrer en jeu, Margaux s'écroule en se tenant le genou. Fabrice se précipite vers le kiné. « Il m'a dit : "Tu restes pas là, c'est pas ta place." Tu as ta fille qui pleure, qui crie, j'étais... Le kiné m'a dégagé, il avait raison, c'était pas le coach qui était là, c'était le papa. » « Finalement je n'avais rien de grave, mais dans ces moments-là, ni l'un ni l'autre, on ne peut jouer un rôle », analyse Margaux.
Ce qui est vrai en cas de malheur l'est aussi en cas de bonheur. Le 20 juin, fin d'après-midi. C'est la fête des pères et la finale du Championnat de France. Margaux sait qu'elle va entrer en fin de match, comme pour la demie, quand il faudra un peu de fraîcheur, un peu de vitesse. Dans son discours, Fabrice Ribeyrolles explique qu'une finale, ça se gagne. « Sinon c'est terrible, on a des frustrations, des douleurs toute notre vie. Celle de 1994, avec l'ASM, ça fait vingt-sept ans et j'ai encore ce match en travers. » À la mi-temps, Margaux va voir son coach : elle a trop mal au ventre, elle ne peut pas jouer. Son père lui répond : « Respire par le ventre, pense à maman (elle est sophrologue). Ça va aller. » Et c'est allé. Elle est entrée, a réussi deux plaquages décisifs. 13-8. Coup de sifflet final.
« J'ai vu papa arriver en courant... »
« - Elle m'a sauté dans les bras en me disant : "Bonne fête papa !" » Dans le sourire de Fabrice Ribeyrolles, il y a à peu près tout le bonheur du monde. Dans ses yeux, il y a de l'eau. Elle roule sans qu'il essaie de la retenir. Il le sait, c'est comme ça, le bonheur, parfois, ça déborde.