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Top 14 – Le salary cap : un enjeu électoral, sportif et économique
Pierre-Laurent Gou
L’encadrement des salaires des joueurs de Top 14 cristallise en ce moment les discussions entre les présidents, créant de vraies tensions entre eux. Certains veulent contrer l’hégémonie sportive du stade toulousain, d’autres en font un enjeu électoral. D’autres y voient un moyen de limiter les déficits économiques structurels du rugby professionnel…
Anglicisme employé pour ce qui concerne la limitation de la masse salariale des clubs professionnels, le salary cap est un sujet annexe pour tous les amateurs du rugby mais central, ces dernières semaines, pour l’ensemble des dirigeants des clubs de Top 14 et de Pro D2. Depuis que le président du Racing 92 Jacky Lorenzetti s’est lancé dans une croisade pour le revoir à la baisse, chaque camp fourbit ses armes, entre les partisans d’une réduction, ceux qui à l’inverse prônent une hausse et, enfin, les plus tempérés qui se contenteraient bien d’un statu quo. Tout cela sur fond d’élection à la présidence de la LNR pour laquelle René Bouscatel est candidat à sa réélection. Ce dernier pourrait y trouver comme adversaire Yann Roubert, le président du Lyon, actuellement poussé par Pierre-Yves Revol, lui-même ancien président de la Ligue (2008-2012). Celui qui, justement, avait été le père fondateur du salary cap, en 2010.
Le message de Revol aux autres présidents
Lyon, terre de Roubert, sera aussi le lieu de la future Assemblée générale financière de la Ligue, le 17 décembre prochain où le sujet du salary cap sera évidemment sur la table. Attendu par tous les présidents. Cette réunion, le président de Castres Pierre-Yves Revol n’y assistera pas. Il s’en excuse, dans un courrier que nous nous sommes procuré et adressé vendredi dernier à tous ses homologues. "Messieurs, je ne peux participer à la réunion du 17 décembre en raison d’un comité stratégique et d’un conseil d’administration de mon groupe le même jour. Je le regrette d’autant plus qu’un débat sur le salary cap est à l’ordre du jour et vous savez que ce thème m’est très cher. Aussi, je me permets de vous livrer ci-dessous ma contribution aux débats."
Dans ce long message, Revol développe son point de vue sur le salary cap, sujet de tensions du moment. Il y rappelle notamment que ce dispositif a été créé pour "préserver les clubs pros contre l’arrivée soudaine d’investisseurs, d’origine française ou étrangère, en capacité par un investissement massif dans les masses salariales de déréguler profondément notre marché et de créer un déséquilibre trop flagrant entre clubs." Son montant fixé par club avait atteint 13 millions d’euros lors de la saison 2019-2020, avant de redescendre et finalement se stabiliser depuis deux ans aujourd’hui à 10,7 millions d’euros par club. Un montant que les clubs peuvent toutefois dépasser en utilisant le "crédit salary cap internationaux", c’est-à-dire un bonus de 200 000 euros par individu appartenant à la liste des 42 joueurs les plus utilisés sur une saison par le XV de France. Cette liste de 42 est donc arrêtée chaque année, fin novembre, après les test-matchs d’automne.
Le mécanisme de décompression fait débat
D’autres dispositifs existent également pour aider les clubs à gérer ces variations de salary cap, d’une année à l’autre. À ce sujet, la mésaventure clermontoise a fait jurisprudence : après le Mondial 2019 au Japon, le club auvergnat était subitement passé de neuf joueurs membres du groupe des Bleus à un seul (Damian Penaud) en quelques mois. Conséquence : un salary cap abaissé brutalement de 1,6 million d’euros, avec effet immédiat. Et la nécessité de dégraisser son effectif, tout en réduisant la voilure du recrutement. Une situation que l’ASM a mis longtemps à encaisser.
Pour contrer cet effet pervers, la Ligue a donc mis en place un barème dégressif, si jamais le joueur n’est plus considéré comme international : le club conserve désormais ce "crédit salary cap" à hauteur 170 000 euros/joueur, la première année, 140 000 euros la seconde et ainsi de suite, avec une réduction par palier de 30 000 euros.
Une manœuvre "anti-Toulouse" ?
Voilà pourquoi, sur la ligne de départ, tous ne sont pas logés à la même enseigne et que les masses salariales des joueurs évoluent entre chaque club, de plus ou moins 3 à 4 millions d’euros. Seulement, l’état des finances du rugby pro inquiète, et le salary cap devient dès lors un enjeu qui tend actuellement les relations entre les clubs de Top 14. "Ensemble nous sommes déficitaires de l’ordre de 70 millions d’euros. À une ou deux exceptions près, le Top 14 ne génère pas assez d’économie réelle. Aujourd’hui 60 % de notre budget est consacré à la masse salariale des joueurs. Ce n’est pas soutenable. Alors, oui à une baisse, mais oui aussi à plus de contrôles", nous glissait cette semaine un patron de club prêt à soutenir l’initiative de Jacky Lorenzetti.
Parmi les partisans de cette réduction, d’autres y voient aussi une façon de contrer l’hégémonie sportive du Stade toulousain, qui truste quasiment tous les titres depuis 2021 en alignant une constellation d’internationaux sur la pelouse, notamment grâce à ces "dérogations" de masse salariale.
Il faudra enfin voir si le président de Toulon, Bernard Lemaître, porte ses menaces à exécution. Dans les colonnes de Midi Olympique, le 30 septembre, il confiait vouloir attaquer devant le Conseil d’État la légitimité du dispositif salary cap. Il confirme ici (lire ci-contre), ajoutant la menace de la cour européenne pour obtenir sa dérégulation, à l’image du fameux arrêt Bosman en football. À suivre, donc.
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Un abaissement du salary cap ferait selon toute vraisemblance tendre le niveau de rémunération des joueurs à la baisse.
Nul besoin d’avoir un doctorat en économie pour établir un lien de causalité : les orientations données au salary cap ont et auront une influence évidente sur le niveau de rémunérations des joueurs, et ce même si l’enveloppe allouée à ce poste de dépense – qui représentait 47 % des charges d’exploitation en 2022-2023 – dépend avant tout des produits d’exploitation des clubs – leurs recettes, en clair.
Pendant des années, la hausse du salary cap a ainsi coïncidé avec l’augmentation des salaires qui ont connu un grand écart considérable, passant de 5 269 € brut en moyenne par mois au milieu des années 2000 à 20 065 € brut lors de la saison 2019-2020 (en 2023-2024, il était légèrement redescendu à 19 287 € par mois).
Provale en éveil
Avec un abaissement notable de ce plafond, les joueurs risqueraient fortement d’être impactés au portefeuille. Depuis la période du Covid, le maintien du salary cap à 10,7 millions d’euros s’est accompagné d’une stagnation des salaires. Si la réduction de leur enveloppe de recrutement interne et externe venait à être adoptée, deux options se présenteraient aux dirigeants des clubs de Top 14 : restreindre leur effectif en nombre et/ou abaisser le montant de leurs offres.
Du côté de Provale, le syndicat des joueurs, on suit évidemment de près ce dossier même s’il n’est encore que de l’ordre de la discussion de coulisses : "Pour l’heure, il ne s’agit que d’une demande émise par un président, tempère Malik Hamadache, le président de l’instance. Tant que ça ne devient pas concret et que l’on n’a pas tous les tenants et aboutissants, il n’est pas encore possible pour nous de prendre de position ferme. On attend de savoir ce qui va être mis sur la table. Quoi qu’il en soit, notre travail à Provale est de veiller à l’intérêt des joueurs et c’est ce que nous ferons à Lyon lorsque le sujet sera abordé. Quand on voit que l’on était à près de 200 joueurs sans club cet été, il nous faut plus que jamais être en éveil." Un salary cap abaissé serait aussi synonyme de moindre attractivité du Top 14 à l’échelle internationale.
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Bernard Lemaitre, président du Rugby club toulonnais, a donné son avis sur le salary cap et sur l’état des finances des clubs français en général.
Que pensez-vous du salary cap et êtes-vous favorable ou défavorable à sa baisse ?
Je ne suis pas favorable à ce qui change en permanence. C’est quelque chose qui connaît des hauts, des bas, des hauts, des bas… On n’arrête pas ! Le rugby français essaie de s’adapter à des circonstances. Ce n’est jamais très productif. Je crois qu’il est préférable d’avoir une pensée de fond, non seulement sur le salary cap mais sur l’ensemble des coûts d’une équipe professionnelle de Top 14. Et ces coûts dépassent très largement l’horizon du salary cap.
Quel est le problème, alors ?
Nos manques de recettes. Le Top 14 vit au-dessus de son moyen, ce qui crée sur la plupart des clubs de Top 14, par exemple, des pertes répétées. Une majorité des clubs a, à sa tête, des présidents ou des grandes entreprises actionnaires avec des moyens leur permettant de continuer et de survivre malgré ces pertes. Donc, le problème, pour moi, ce ne sont pas les dépenses mais les recettes. Quant à cette "économie réelle" que certains se plaisent à mettre en avant, elle n’est pas suffisante pour faire vivre les clubs de Top 14, au niveau financier où ils sont aujourd’hui.
Du coup, le salary cap n’est-il pas un indispensable garde-fou ?
Ce n’est pas une solution en soi. Quand j’ai pris en mains le RCT, le club perdait beaucoup d’argent. J’étais prêt à combler. Ceci dit, je suis dans un processus acharné de réduction de ce déficit, dans lequel, effectivement, la masse salariale des joueurs pèse. Pourtant, même ici à Toulon, les recettes traditionnelles du rugby ne permettent pas de faire face. Dans ce contexte-là, il est intéressant de parler du salary cap. On veut dire qu’il est trop élevé ? D’accord, alors baissons-le de 1, 2 ou 3 millions d’euros. Mais ce n’est pas ça qui va résoudre le problème de la rentabilité globale des clubs ou de leur équilibre dans le monde professionnel actuel. C’est pour cela que l’approche du président Jacky Lorenzetti, sur ce sujet, est parcellaire à mon avis. J’ai eu l’occasion de lui dire.
Il se dit que vous pourriez lancer une procédure contre le salary cap ?
Effectivement. Devant le Conseil d’État et la Cour européenne. Quand vous allez au feu, il faut qu’il y ait un premier soldat qui sorte de la tranchée ou du trou, pour entraîner les autres.
La sémantique est guerrière… On en est là ?
Malheureusement, je crois qu’on est dans cette situation. Mais si elle existe, à savoir remettre en cause le salary cap dans son fonctionnement et dans son application, c’est tout simplement parce que ça fait trois années qu’on est victime de choses que nous pensons être des injustices absolues. Quand vous êtes accusé par le Fisc, il faut que cela soit le Fisc qui vous apporte des preuves. Or, dans notre cas, il suffit que le salary cap manager vous soupçonne et c’est à vous d’apporter la preuve du contraire. Ce n’est pas normal. Voilà l’explication de ma démarche.
Reconnaissez-vous que le salary cap possède au moins une vertu, celle de limiter la hausse des salaires ?
Tout à fait. Dans la situation dont j’ai hérité à Toulon, il y avait des salaires absolument déments. Aujourd’hui, je crois qu’il y a beaucoup plus d’équilibre dans notre économie, notamment les salaires qui sont payés ou proposés aux joueurs. En revanche, le problème qui se pose, c’est que le montant du salary cap n’est pas égal entre tous les clubs. Aujourd’hui, il est théoriquement de 10,7 millions. Mais il y a des variantes, vous le savez, pour les clubs qui ont beaucoup de sélectionnés en équipe de France. Le fameux "crédit salary cap international" qui n’est pas, en fait, un crédit mais une autorisation de dépenser plus. Par exemple, je crois que Toulouse doit cumuler aux alentours de 13,7 millions, peut-être 14 millions d’euros de masse salariale alors qu’un club qui n’a aucun sélectionné est plafonné à 10,7 millions d’euros.
Pourquoi alors avoir quitté le comité directeur de la Ligue ? Vous auriez pu changer les choses de l’intérieur…
Le défaut du comité directeur qui termine actuellement sa mandature, c’est qu’on n’avait pas un véritable candidat pour la présidence sur lequel l’unanimité se faisait. Il y avait Vincent Merling d’un côté, ensuite René Bouscatel. Personnellement, je pense que Vincent est un formidable président de club, il est emblématique mais je ne le voyais pas à ce poste. Il sait ce que j’en pense, puisque je lui ai dit. Pour le comité directeur, c’est en théorie un ensemble de gens qui décide des règles de fonctionnement du rugby. En réalité, ce n’est pas ça. Le comité directeur devrait être composé presque exclusivement de présidents de club. Ce n’est pas le cas. Il y a beaucoup d’autres gens qui sont là-dedans, et les décisions du comité directeur sont prises dans des conditions que j’ai trouvées vaines en termes de capacité d’expression, et de modalité de décision. Je l’ai quitté parce que je me sentais complètement inutile.