Madiot : « J’ai peur pour l’équilibre éthique du vélo »
À l’orée de 2025, où le cyclisme est à l’entrée d’un « grand virage », le manager de Groupama-FDJ exprime ses appréhensions face à un nouveau modèle qui pourrait menacer l’état général de son sport.
Marc Madiot profitait lundi d’un dernier jour de repos dans son fief de Mayenne avant de reprendre le boulot en région parisienne. Dans la matinée, nous l’avions appelé pour savoir ce qu’il ressentait après la retraite de Patrick Lefévère, représentant comme lui de la génération des managers « à l’ancienne », mais rapidement la conversation a débordé sur l’état général du cyclisme. Alors qu’il se promenait dans la campagne, le manager de Groupama- FDJ s’inquiétait de la nouvelle réalité économique de son sport. Avant d’attaquer 2025, il lance l’alerte.
« Avec le départ à la retraite de Patrick Lefévère, on a l’impression que l’époque des managers issus du sérail se termine et que celle des chefs d’entreprise a commencé…
Il y a une évolution, mais ça dépasse ce cadre-là. Je réfléchissais à l’édito que j’écris dans mon petit magazine des anciens, Vélo Star. Je vais titrer “De la 504 au jet privé”. Dans le temps, les coureurs se déplaçaient dans la 504 blanche, je me souviens d’André Foucher (un coureur mayennais, équipier notamment d’Henry Anglade ou de Raymond Poulidor) avec les vélos sur le coffre, on faisait une trentaine de kilomètres pour aller d’un critérium à un autre. Là, ce n’est pas du tout une critique, je vois Van der Poel qui arrive sur les cross en Belgique avec sa Lamborghini, qui va à Besançon avec un jet privé, qui prend 50 000 euros par course (1). Tant mieux pour lui, mais je me dis que le vélo est en train de changer de monde et d’époque. Quand on voit que Red Bull a déjà des participations dans deux équipes (Red Bull- Bora-hansgrohe et Tudor), qu’ils sont dans plusieurs clubs de football, en Formule 1, dans le bateau, partout… Ineos, même chose. Je pense qu’en 2025-2026, on entre dans un grand virage.
“Je ne voudrais pas que ce qui était du dopage autrefois s’appelle aujourd’hui de l’hyper-professionnalisation''
Avec quelles répercussions ?
Le modèle va changer. On était des petits épiciers, Lefévère, moi ou d’autres, et c’est la fin d’une époque. Ça peut se casser la gueule, mais aujourd’hui on va vers cinq-six groupes, ça ne sert plus à rien de les appeler “équipes”, qui sont à 50 millions (d’euros de budget), à terme il y en aura sans doute 10 ou 15. Des équipes comme les nôtres, on était confortables, installées dans le temps et la durée, mais il y a des questions qui vont se poser. En France, on est sur un modèle où avec le sponsor, s’il met dix millions, il espère faire un peu plus en retour sur investissement d’image, ce qui est logique. Mais ces sponsors ou ces États, ils veulent faire du pognon comme dans le foot. Alors que nous on était davantage sur un modèle d’équilibre. Ça va forcément influencer l’avenir. Peut-être que demain il n’y aura plus que deux ou trois courses en France. Est-ce qu’on est prêts à ça ? Est-ce qu’on veut ça ?
Mais les sources de revenus sont moins évidentes dans le cyclisme…
Justement, ce sera le match suivant, je pense. Les droits télé, les transferts, les nouveaux marchés… Si on regarde les autres grands sports, on voit bien que c’est de plus en plus globalisé, ce qui, aujourd’hui, n’est pas le cas du cyclisme.
Toutes ces grandes puissances financières qui arrivent dans ce milieu vont vouloir, je suppose, reproduire les mêmes mouvements pour arriver à des résultats identiques. Ils ne viennent pas là par plaisir. Le vélo a cette qualité, par rapport à d’autres sports, il n’est pas cher. C’est donc la bonne période pour y venir.
Vous parlez de la fin d’une époque. Comment l’abordez-vous ?
Je le vis bien, parce que j’ai à la fois la chance et la malchance d’avoir un certain âge (65 ans). Mais j’ai quand même des
appréhensions. Parce que ces gens-là arrivent avec d’autres expériences, dans d’autres milieux, sportifs ou économiques, et j’ai peur pour l’équilibre éthique du vélo, dans tous les domaines. Dans tous les domaines (il insiste). Je me rends compte qu’avec les gens de ma génération, il y a encore une forme de sonnette d’alarme. J’ai peur que dans cette transformation, qui est inéluctable, on n’ait plus tellement ça en mémoire, qu’on soit plus dans les gains marginaux, dans la professionnalisation à outrance. Je ne voudrais pas que ce qui était du dopage autrefois s’appelle aujourd’hui de l’hyperprofessionnalisation sans qu’on s’en rende compte.
Vous avez peur qu’il y ait moins de garde-fous ?
Oui, parce que dans ce système, on ne va plus accepter de perdre. Alors que jusqu’à présent dans le vélo, on acceptait d’être battus. Ça fait peut-être vieux con de dire ça, mais c’est un énorme danger. On pourrait vous rétorquer que rien ne nous garantit que si vous aviez davantage de budget, vous n’iriez pas également vers la recherche de nouvelles méthodes…
(Il rigole.) Ben là je vais me jeter des fleurs, j’ai envie de vous dire que par rapport à d’autres, j’ai le bénéfice de mon âge et de mon passé dans ce milieu, de mon vécu surtout. Au dernier séminaire World Tour, où je n’avais pas pu me rendre, j’avais transmis un message à David Lappartient sur ces sujets, sur le monoxyde de carbone (2) notamment. Je sais qu’il l’a évoqué dans son discours (le président de l’UCI a annoncé vouloir l’interdire).
“Le vélo a quand même cette particularité que de temps en temps il a des grosses merdes et ça ralentit."
Vous êtes fataliste
Je pense qu’il y a des choses à faire, maintenant où se situe la volonté et qui va la dicter ? C’est le problème. On est à la fois dans une zone de progrès et une zone à risques. Reprenons l’histoire du monoxyde de carbone, on est dedans. On va t’enrubanner ça pour que ce ne soit pas du dopage, mais quand même…
Les cétones sont aussi dans la zone grise et pourtant certains de vos coureurs en prennent…
Les cétones, c’est comme le reste, ça a servi de paravent. Pendant qu’on parlait de ça, on ne parlait pas d’autre chose et tout le monde s’est agglutiné là-dessus. Il n’y a jamais eu de décision de l’UCI, d’interdiction antidopage formelle sur ce sujet. Ce qu’on a constaté, c’est qu’en course ça ne sert à rien, en tout cas ça a plus d’inconvénients que d’avantages, par contre pour la récupération, c’est pas mal. Mais ce n’est pas la même chose que le monoxyde de carbone, non (il insiste), l’une est considérée comme un complément alimentaire, l’autre c’est quand même un gaz létal. Ce qui m’emmerde, c’est le côté recherche, dans le paramédical ou le médical. En fait ils ont remplacé les soigneurs de dans le temps.
On a l’impression que l’accélération est exponentielle d’année en année…
Oui, c’est assez vertigineux. Mais le vélo a quand même cette particularité que de temps en temps il a des grosses merdes et ça ralentit. On peut être à la veille d’une grosse merde. Je fais juste un constat. Et je suis vigilant ».
(1) Un chiffre avancé par la « Gazzetta dello sport », que l’intéressé n’a pas confirmé.
(2) L’inhalation du monoxyde de carbone permet de mesurer les bienfaits de l’altitude sur l’organisme, mais pour certains, elle pourrait avoir des effets dopants.