Publié le
mardi 5 mars 2019 à 00:05
| Mis à jour le
05/03/2019 à 00:18
Dans l'histoire, les Bleus ont rarement pu se reposer sur un jeu au pied performant. Tentative d'explication à cinq jours d'affronter deux spécialistes du genre, les Irlandais Sexton et Murray.
Richard Escot
Des coups de pied se perdent. « En 1995, en Coupe du monde à Pretoria, contre les Anglais, je devais balancer une chandelle sous les poteaux, se souvient Franck Mesnel. J'ai dévissé et trouvé la plus belle touche de ma carrière, à trente centimètres du poteau d'angle... » Heureusement, le ridicule ne tue pas, sinon l'ouvreur tricolore (56 sél.) ne serait pas là aujourd'hui pour en rire. Cette pratique déficiente, remise récemment en exergue face aux Gallois (défaite 19-24) et devant les Anglais (défaite 44-8), remonte aux origines, quand le jeu de balle ovale était un football pratiqué à Rugby (Angleterre). À croire que cette dimension footballistique a rapidement disparu une fois la Manche franchie.
Hémiplégique, le quinze de France ne pratiquerait donc qu'une forme de jeu qui consiste à se passer le ballon à la main. « Nous avons effectivement du retard dans le domaine tactique au pied, constate Dimitri Yachvili, ancien demi de mêlée international (61 sél.) aujourd'hui consultant sur beIN Sport. C'est notre côté latin. Nous n'aimons pas entrer dans un cadre. » Perception corroborée par un autre demi de mêlée international, Richard Astre (11 sél.) : « À la télévision française, on entend dire à chaque coup de pied :"Il a rendu le ballon à l'adversaire."Ce qui me fait dire que c'est aussi intellectuellement qu'on a exclu le jeu au pied du champ ovale. »
Ce principe d'éducation est pourtant ancré dans l'approche globale enseignée par Pierre Villepreux, discipline de feu René Deleplace. « Au rugby, on avance à la main dans les deux formes : groupé-pénétrant et déployé, en alternance avec la troisième forme qui est le jeu au pied, qu'il soit initiative tactique, occupation du terrain ou tentative de récupération. Mais toute la problématique est contenue dans la formation : quelle priorité donner au jeu au pied ? Pour construire un joueur, l'éducateur privilégie le jeu à la main. Pour former des joueurs qui maîtrisent le pied et la main, il faut passer deux fois plus de temps à l'entraînement », précise l'ancien coach de Toulouse et du quinze de France.

2004. France-Angleterre (24-21) Dimitri Yachvili aplatit l'essai après un coup de pied rasant à suivre pour lui-même. (PAPON BERNARD / L'EQUIPE)
Ce qui interroge Jean-Pierre Élissalde, ex-demi de mêlée international (5 sél.) et entraîneur : « Pourquoi ne sommes-nous que des rugbymen ? Pourquoi ne travaillons-nous pas avec des ballons de foot ? Notre monoculture rugby, renforcée par les centres de formation, nous nuit. Nous passons de la balle ovale à la salle de musculation sans chercher une poly-attitude avec d'autres ballons. Pour avoir une réflexion tactique instantanée, il faut développer les capacités techniques. Regardez Camille Lopez pris par la défense galloise parce qu'il veut se mettre sur son bon pied. Est-ce que nos meilleurs joueurs ont les deux pieds ? Rarement... »
Si l'on écoute Vincent Etcheto, les techniciens français ont laissé tomber le pied. « Quand tu es éducateur, tu n'as pas le temps d'enseigner le jeu au pied et encore moins la dimension tactique, souligne l'ex-ouvreur de Bayonne, du Racing et de Bègles. En cadets et en juniors, il faut que les jeunes touchent le ballon. Le pied ne compte pas. De plus, il y a peu d'éducateurs formés à l'enseignement du jeu au pied. » Constat corroboré par Jean Guibert, conseiller technique régional. « Chez les petits, à partir des benjamins, on n'a pas le droit de jouer au pied. Du coup, ça ne s'apprend pas. On ne tape dans le ballon que pour se dégager. C'est du jeu de sauvetage. On commence à bosser le pied avec les juniors, dans des compositions à quinze joueurs. » Cassure due aussi au fait que les encadrants ne sont pas familiarisés à cet aspect du jeu. « Dans les stages de formation d'éducateurs, le jeu au pied est très peu enseigné. Dans ma formation de CTR, je n'ai pas souvenir d'avoir eu à le traiter », avoue l'ancien coach de Dax et de Tyrosse.
Confirmation de Guy Accoceberry (19 sél.) consultant pour France Info : « À Tyrosse, il n'y avait pas de plan tactique au pied. Il a fallu que j'attende d'être en équipe de France pour travailler les chandelles de récupération dans la boîte. »Idem pour Christophe Lamaison, international entre 1996 et 2001 (37 sél.), l'un des rares ouvreurs français aussi doué à la main qu'au pied. « À Peyrehorade, gamin, taper dans le ballon au pied, c'était s'en séparer. Et c'était hors de question. Tandis qu'à Dax, Thierry Lacroix commençait à démontrer qu'on pouvait gagner un match grâce au jeu au pied. »

1991. Angleterre - france (21-19) Philippe Saint-André inscrit « l'essai du siècle » après un coup de pied de recentrage de Didier Camberabero. (CLEMENT DENYS / L'EQUIPE)
Pierre Albaladejo puis Jean-Patrick Lescarboura s'y étaient exercés avant lui. À La Voulte, Guy Camberabero puis son fils Didier aussi... Exceptions qui confirment une règle que Pierre Berbizier (56 sél. à la mêlée) résume ainsi : « En France, on parle de jeu de mouvement, de jeu de passes, mais la définition du rugby est incomplète. Elle a été ainsi transmise de génération en génération, et le jeu au pied a été dévalorisé. » Pis, pour Etcheto, « le buteur-botteur a été dénigré. En France, dire d'un ouvreur qu'il botte, c'est péjoratif. Regardez : on a mis Franck Mesnel en dix et Didier Camberabero à l'aile : ça, c'est typiquement français ! » s'exclame Etcheto, petit-fils de Jean Dauger.
« En club, l'aspect stratégique du jeu au pied relevait de l'approche individuelle de l'ouvreur », raconte l'international dacquois Lescarboura (28 sél.). « C'est Wilkinson qui a remis le but de pénalité à l'honneur, qui a rendu ce moment spectaculaire », grimace Etcheto. Ah, l'Angleterre ! Berceau du rugby. « Là-bas, tout comme en Irlande et en Nouvelle-Zélande, l'ouvreur est la référence du jeu au pied avant d'être celle du jeu à la main », apprécie Lescarboura.
Alors direction Gloucester en compagnie de Dimitri Yachvili pour une leçon d'anglais. « À vingt et un ans, j'ai pris conscience de l'importance du jeu au pied stratégique. En Angleterre, les lancements sont structurés pour protéger le botteur, avec des appels et des leurres pour libérer l'espace où il doit déposer le ballon. Tout était calculé. » Idem aux London Irish. « Avec des gars comme Mike Catt et Shane Geraghty, le jeu au pied tactique était pensé. On le travaillait à la vidéo et ensuite à l'entraînement, en situation, avec les montées défensives,souligne l'ancien capitaine et flanker tricolore Olivier Magne (89 sél.), consultant pour l'Équipe et Eurosport.C'était chiant, on courrait à vide, mais c'était normal. »
«Pour les Anglo-Saxons, le jeu au pied est synonyme d'efficacité, alors que pour nous, la passe, c'est le côté spectaculaire» - Pierre Berbizier
En France, râle Richard Astre, ancien capitaine du Béziers de la grande époque, « on préfère le bien-jouer au bien-gagner ». Bien jouer, pour le Racingman Franck Mesnel, « c'était copier Jean Gachassin, Barry John et Phil Bennett, dont je regardais des extraits de matches en cassette. C'était "tout à la main". J'avais un coup de pied puissant, quatre-vingt-dix mètres, je l'avais mesuré. Mais je ne l'ai jamais utilisé. En équipe de France, Jacques Fouroux m'a demandé si ça ne me dérangeait pas que Serge (Blanco) tape à ma place... »
Il fallait donc interroger le modèle, la référence, Jean Gachassin, alias Peter Pan (32 sél.). Son propos illustre cette controverse pied-main à l'origine d'un malentendu. « Nous avions, à Lourdes, la réputation de tout attaquer à la main. Rien n'était moins vrai. Nous tapions au pied dans les endroits découverts quand il le fallait. Jean Prat nous disait :"Photographiez les positions de l'adversaire."Percevoir une situation de jeu, ça s'apprend. L'ouvreur levait la tête et choisissait : au pied ou à la main. On travaillait tout cela à l'entraînement. Avec des codes. "Saint-Girons", par exemple, c'était pour taper dans l'angle. Il y avait aussi le lob par-dessus et le petit rasant pour créer des espaces. Le jeu au pied tactique servait à calmer les montées des défenses. Bien sûr, il y a la culture du French Flair, du jeu à la lourdaise, à la bayonnaise, l'impact de Blanco, Codorniou, Maso, Dédé Boni. C'est notre fonds de commerce, mais on a bossé le jeu au pied. »

2007. France-Irlande (25-3) Frédéric Michalak, l'adepte du coup de pied extérieur à destination de l'ailier. (RONDEAU / L'EQUIPE)
Un malentendu de plus, donc, comme la définition du French Flair, qui n'est ni une stratégie ni une tactique mais bien l'art de bonifier un ballon de récupération. Ancien Lourdais lui aussi, Pierre Berbizier a perçu cette cassure historique : « Pour les Anglo-Saxons, le jeu au pied est synonyme d'efficacité, alors que pour nous, la passe, c'est le côté spectaculaire. » Pourtant, au sein du quinze de France dans les années 1990 s'est produit un changement. « Avec Pierre Berbizier comme coach, nous avons travaillé une organisation tactique au pied, un vrai système réfléchi », s'enthousiasme Guy Accoceberry.
L'intéressé acquiesce : « En 1993, on gagne la série de tests face aux Springboks avec du jeu au pied autour d'Aubin Hueber, Alain Penaud et Thierry Lacroix. En 1994, on parle de l'essai du bout du monde à l'Eden Park, mais c'est d'abord quatre-vingts minutes de présence sur les fondamentaux. » Puis vint la victoire face aux All Blacks lors de la Coupe du monde 1999 sous l'ère Skrela-Villepreux. « Cette demi-finale se joue sur du jeu au pied tactique. Petit par-dessus dans le fermé : essai de Dominici. Coup de pied à suivre : essai de Bernat-Salles. Petit par-dessus sous les poteaux : essai de Richard Dourthe ! »
Avant ce match, Pierre Villepreux n'avait donné qu'un seul conseil aux Tricolores : « Tapez par-dessus leur défense ! Ils n'ont que l'arrière en deuxième rideau. » Vingt ans plus tard, la maladie du rugby français continue de se propager. « Nos internationaux ont un défaut de connaissance stratégique, ils ne maîtrisent pas cette dimension du jeu au pied, constate tristement Richard Astre, capitaine du quinze de France dans les années 1970. Vivre du surnombre à l'extérieur, c'est insuffisant. On finit par ne plus avoir d'effet de surprise. »Davantage qu'une controverse ou un malentendu qui confondrait spectacle et intelligence tactique, l'opposition main-pied se révèle donc être une méprise fatale. Que nos adversaires nous renvoient, comme un reflet dans le miroir.