Pourquoi la touche les rend cinglés
Depuis quelques années, la touche est devenue incontournable, en attaque comme en défense, pour sortir de son camp. Dans toutes les équipes de haut niveau, un voire deux entraîneurs s'occupent de ce secteur où bluff, instinct et vitesse sont indispensables.
« Patrick Tabacco, la touche, il ne pensait qu'à ça ! » se souvient Julien Puricelli, ancien troisième-ligne réputé pour ses contres, aujourd'hui spécialiste de ce secteur dans le staff du LOU. Coéquipiers à Castres, au début des années 2000, ils font partie de ces joueurs ayant développé un vrai savoir-faire en matière de touche, qu'ils essaient de transmettre aujourd'hui.
Tabacco, surnommé « l'Albatros » pour son envergure dans les airs, aujourd'hui consultant auprès de la sélection belge, résume brièvement : « Quand on a démarré, on n'avait pas le droit aux ascenseurs et il y avait beaucoup de filouteries dans les alignements. Cela a changé en 1997, pour rendre cette phase de jeu plus propre et plus lisible pour les arbitres et le public. Nous sommes des autodidactes, on a tout appris sur le tas : le lift, le contre, tout ça n'existait pas. »
Aujourd'hui, ce sont ces anciens joueurs qu'on retrouve aux manettes de la touche dans les clubs de Top 14 : Julien Puricelli à Lyon, Romain Carmignani à La Rochelle, Jean Bouilhou à Toulouse, Antoine Battut à Montpellier, Sergio Parisse à Toulon, Karim Ghezal au Stade Français (même s'il est entraîneur en chef aujourd'hui), Yannick Caballero à Castres... Il y a aussi d'anciens talonneurs, comme Dimitri Szarzewski au Racing 92 car, dit-il, « c'est un poste où on a développé une compréhension du timing à force de lancer sous pression, on connaît toutes les combinaisons et on est exigeants avec les sauteurs et les lifteurs. »
La touche un boulot à temps plein
S'occuper de la touche, depuis quatre ou cinq ans, est devenu un boulot à plein temps. « Les statistiques montrent que plus de 40 % des essais ont pour origine une touche, constate Julien Puricelli. Avec l'importance prise par le jeu au pied, c'est également devenu un point important en défense. Stratégiquement, les positions des touches ont évolué par rapport à ce fort jeu d'occupation. On fait désormais des sorties de camp en utilisant la touche. Cela génère de plus en plus d'attention sur ce secteur. » Avec le stress et la pression qui vont avec.
Quand ils préparent un match de Top 14, où en moyenne 28 touches vont être disputées (27 en matches internationaux), joueurs, analystes vidéo et entraîneurs concernés donnent l'impression d'être figurants dans un film d'espionnage. Il faut les voir, casque sur la tête, demander le silence autour d'eux car ils ont cru repérer un mot, un geste en rapport avec une combinaison en touche. « C'est comme si on déchiffrait un code, rigole Romain Briatte, un des lifteurs du Stade Français, perturbateur reconnu des touches adverses. En général, ce sont des mots courts, une syllabe pas plus, ou des mouvements imperceptibles : un mec qui se touche un sourcil. Quand on trouve, ça fait plaisir. »
Mais cela peut aussi se retourner contre ces casseurs de code, comme le raconte Puricelli : « Lors d'un match contre Clermont, on avait décrypté les codes de Rob Simmons (deuxième-ligne). Il se touchait le menton, tendait un bras vers le bas. On avait missionné notre leader de touche pour qu'il s'adapte en fonction de ça. On avait bossé toute la semaine dessus. On a contré le premier ballon mais Simmons s'en est aperçu et s'est adapté. Toute notre stratégie défensive, basée sur ses codes à lui, est tombée à l'eau. »
Le responsable de la touche du LOU, Julien Puricelli avec ses joueurs. (A. Martin/L'Équipe)
Gérer les sorties et les sorties de secours
Car aujourd'hui, chaque annonce se décompose en plusieurs options. « Avant, on avait une seule sortie (possibilité) par annonce, explique Puricelli. Aujourd'hui, les joueurs doivent avoir deux ou trois sorties par annonce pour pouvoir changer au dernier moment. L'intérêt mis sur ce secteur a complexifié les choses, c'est devenu ultra-compétitif, toutes les équipes s'attachent à contrer l'adversaire. »
« Si j'annonce un milieu de touche, précise Briatte, et qu'en face je vois que l'adversaire a constitué un bloc à cet endroit, je dois être capable de changer en une fraction de seconde. On appelle ça les sorties de secours. C'est beaucoup de répétitions à l'entraînement et ce n'est pas simple pour les talonneurs qui doivent modifier leur lancer. Il y a beaucoup de bluff, on se tourne d'un côté alors qu'on va soutenir de l'autre, on amorce un mouvement des bras vers le haut alors que c'est un autre joueur qui doit capter la balle... »
De l'extérieur, le langage des joueurs de touche semble incompréhensible, amalgame de chiffres, de lettres et de mots. « Il faut trouver un moyen de nommer le sauteur, la zone où on va lancer et quel mouvement on va exécuter, explique Szarzewski. Les mouvements gardent les mêmes noms d'une année sur l'autre mais à l'intérieur, il y a des dizaines de possibilités. »
« À Castres, on utilisait des couleurs, se souvient Puricelli. Les chiffres restent les mêmes, peu importe le mouvement. Si tu as trois gars serrés devant, le premier sera toujours le 1, le deuxième le 2... Le B3, c'est le mouvement B avec le sauteur 3 qui saute. »
Plus que sur la complexité des annonces, la différence se fait aujourd'hui sur la précision et la rapidité d'exécution, pour les touches offensives, et sur l'étude de l'adversaire pour les touches défensives. « Tout est tellement scruté, note Patrick Tabacco, que demain, dans les staffs, il y aura un entraîneur pour les touches offensives et un autre pour les touches défensives. » C'est déjà le cas dans certains clubs, comme à La Rochelle, avec Donnacha Ryan et Romain Carmignani, ou au Racing 92 avec Dimitri Szarzewski et Yannick Nyanga.
Entre alchimie et décryptage de codes
« Selon moi, la défense et la défense en touche sont indissociables, estime Carmignani. Toutes les semaines, on essaie, avec nos leaders de touche défensive (Skelton, Piquette, Haddad), qui ne sont pas les mêmes que ceux de la touche offensive, de trouver des moyens de forcer l'attaque adverse à lancer dans certaines zones. Devant, bien sûr, pour qu'ils aient une plus longue passe à faire mais surtout, on s'attache à brouiller les pistes d'un week-end sur l'autre pour que les adversaires ne sachent pas où lancer. »
Contrairement à La Rochelle, qui ne saute pas pour défendre en touche mais gène l'adversaire en contrant au sol, le Racing 92 est la seule équipe du Top 14 à défendre en miroir, chaque joueur en réaction sur son vis-à-vis, plutôt qu'en bloc (c'est-à-dire en ciblant des zones à l'avance avec des blocs de joueurs). « C'est une question de culture mais aussi d'effectif, analyse Szarzewski. Nous pouvons aligner sept joueurs capables de sauter ou de lifter, des gars au gabarit plus léger (Chouzenoux, Woki, Lauret, Baudonne). C'est plus de travail à mettre en place mais le fait de savoir qu'on défend toutes les touches, cela met les talonneurs adverses sous pression. »
Pour Patrick Tabacco, la touche est une alchimie. « Il faut de très bons sauteurs, c'est-à-dire des gars performants en l'air mais capables de passer au soutien en 1/10e de seconde ; des gars qui lisent très vite une situation en englobant plusieurs paramètres (position des adversaires, attitude, vent, mouvements de leurre), genre Abadie, Macalou, Chouzenoux, Flament.
Et il faut confronter ceux qui ne font pas leur boulot : un pilier qui doit lever un deuxième-ligne, il ne doit se concentrer que là-dessus, s'il regarde ailleurs et essaie lui aussi de voir où va le ballon, il sera en retard pour lifter, c'est mathématique. Il n'y a pas de secret, quand on déclenche le saut au dernier moment, dans une sorte d'urgence qui donne à la structure toute sa vivacité, et que le lancer est précis, les gars en face auront pu décrypter tous les codes, le ballon sera impossible à contrer. »