Promis à un poste de super consultant puis de sélectionneur du quinze de France en vue de la Coupe du monde 2023, l'ancien demi de mêlée des Bleus renvoie une image ambivalente de lui, partagée entre celle d'un maître tacticien et celle d'un entraîneur cassant auprès de ses joueurs. Explications.
Arnaud Requenna
Il est minuit environ, dans la nuit du 18 au 19 mai 2018. Un peu plus tôt, le RC Toulon a été sorti par Lyon après prolongations (19-19, deux essais à un) dans le match pour une place en demi-finales du Top 14. En conférence de presse, Fabien Galthié apparaît sonné. Le manager du RCT souligne alors avec conviction que son équipe, éliminée sans perdre, « a la meilleure attaque et la deuxième meilleure défense du Top 14 ». Immédiatement, on songe que son argumentaire est en totale déconnexion de cette soirée, que Mourad Boudjellal, son président, ne l'acceptera pas. D'autant que son entraîneur vient de dire la même chose dans son vestiaire à des joueurs aux yeux ronds.
En réunion, trois jours plus tard, Galthié remercie son staff pour cette saison, souligne la complicité qui l'unit avec l'ensemble des membres de son équipe technique. Présent dans la pièce mais silencieux, Mourad Boudjellal écoute. Et bout. Le thermostat est à 7... 8... Quand on l'interroge, il explose : « Vous avez passé du bon temps, vous vous aimez, tant mieux. Mais je ne vous fais plus confiance. C'est fini. » Alors que le Lotois d'origine espérait fêter ses cinquante ans sur la plage du Mourillon (le 20 mars dernier), lui qui s'était engagé pour deux saisons à la tête du RCT en mars 2017, Boudjellal arrête tout. L'homme Galthié l'a séduit, mais le manager l'a déçu. Le monde à l'envers.
«En équipe de France, s'il ne redevient pas lui-même, s'il fait comme au RCT, il se vautrera» - Un proche du club toulonnais
On a souvent entendu, depuis une quinzaine d'années, que Galthié est « cassant ». Traduction : désagréable. Il écoute la critique, qui le vexe. Il est soucieux de cette image de golden-boy du rugby français, d'abord en tant que capitaine des Bleus (entre 2001 et 2003, avec un Grand Chelem dans le Tournoi des Six Nations en 2002 et une place de demi-finaliste en Coupe du monde à la clé), puis comme entraîneur champion de France (en 2007 avec le Stade Français).
Soucieux, aussi, de celle d'un consultant réclamé dans les séminaires de grandes entreprises, apprécié dans ces mêmes colonnes de L'Équipe, d'un commentateur en prime time sur France Télévisions... Une image prestigieuse qu'il sait troublée par les échos sur ses difficultés dans le relationnel avec les joueurs qu'il dirige. Alors, à Toulon, il décide de se réinventer. On ne pourra plus le prendre en défaut sur l'aspect humain. Oui, mais voilà, sa réputation l'a précédé sur la rade, où les joueurs du RCT sont désarçonnés. « Même quand on est nuls, il nous dit que tout va bien, résumait l'un d'eux, fin 2017. On ne se dit pas la vérité dans le vestiaire, où elle resterait. » En cours de saison, un cadre avertira Boudjellal des soucis à venir...
Fabien Galthié en juillet 2015. ( - ) R. Perrocheau L'Equipe
En janvier 2013, alors entraîneur à Montpellier, Fabien Galthié confie à L'Équipe : « L'important est d'avoir du caractère et de l'autorité... la plus douce possible. » À Toulon, il a creusé un trop grand écart vers la douceur. « En équipe de France, s'il ne redevient pas lui-même, s'il fait comme au RCT, il se vautrera », juge un proche du club, alors qu'il est pressenti pour rejoindre le staff de Jacques Brunel en vue de la Coupe du monde au Japon (20 septembre-2 novembre) avant de le remplacer au poste de sélectionneur dans la perspective du Mondial 2023, qui se disputera en France.
Sa science et son intelligence en ont fait un personnage central du rugby français
Galthié, meurtri par cet échec avec Toulon, par cette éviction à l'été 2018 qu'il a tardé à digérer, la considérant injuste, a une planche de rebond formidable avec les Bleus. Sa science du jeu - jamais remise en cause - et son intelligence en ont fait un personnage central du rugby français. Avec son talent, son charisme, son ambivalence aussi. On l'a souvent rencontré toutes ces années et, à son regard, on savait si ce serait un jour "avec" ou pas. Il maîtrise l'oral, possède le verbe. Mais quand il commence à se passer la main dans les cheveux, on sait qu'il faudra bien écouter entre les silences et compter les mots...
Au contraire, s'il rit - et il peut rire aux éclats -, les phrases s'enchaînent, les anecdotes coulent, les confidences peuvent tomber. Tenez, en avril 2013, au Cap d'Agde, où Montpellier était en stage avant un quart de finale de Coupe d'Europe à Clermont (défaite 36-14). On est dans la voiture de Fabien Galthié, tous les deux, on parle de l'équipe de France. Il y postulait déjà en 2007, son nom ayant été soufflé par Bernard Laporte. Il nous avait alors interrogés une fois ou deux sur ce qu'on connaissait de l'évolution du dossier réservé à Bernard Lapasset, alors président de la Fédération française de rugby. Finalement, Marc Lièvremont avait été choisi. Six ans plus tard, dans cette voiture, on s'étonne encore que Lièvremont, coach de Dax en Pro D 2, ait osé répondre oui. Réponse de Galthié : « N'importe quel entraîneur français, de n'importe quel niveau que ce soit, accepterait l'équipe de France. Et serait en plus persuadé de réussir. » On se tourne vers lui, on pige qu'il irait à pied, en tongs, immédiatement, à Marcoussis.
La qualification de Montpellier pour la finale du Top 14, en mai 2011, face au Racing 92 (26-25), reste l'un des grands faits de gloire de Galthié comme entraîneur. Un bonheur partagé à l'époque aux côtés de ses adjoints, le regretté Éric Béchu (à gauche) et Didier Bès (à droite). (A. - ) Mounic L'Equipe
Retrouver les Bleus, un jour, est une vieille quête. Pour montrer qu'il peut lutter les yeux dans les yeux avec les meilleurs entraîneurs du monde, bien sûr, mais encore parce qu'il y est profondément attaché. Sincèrement. On n'a pas participé à quatre Coupes du monde sous ce maillot, entre 1991 et 2003, sans qu'il n'en reste rien. On avait d'ailleurs suivi la dernière de Galthié, en Australie, au quotidien. Sans mentir. On tenait une courte chronique intitulée « Dans les pas de Fabien Galthié », où on racontait le capitaine des Bleus, à son crépuscule et pendant son apogée en même temps, par le petit bout de la lorgnette. C'est une époque où les journalistes et les Bleus logeaient ensemble.
Au Swiss Grand Hotel de Bondi Beach, dans la banlieue de Sydney, on tournait à gauche au troisième étage, en sortant de l'ascenseur, pour rejoindre notre chambre. Galthié empruntait la coursive d'en face pour rallier la sienne. On se croisait. On l'observait avec son équipe, avec Bernard Laporte, alors sélectionneur. Il s'asseyait parfois dans le lobby pour discuter de jeu, déplaçait des objets sur la table. La plénitude d'un joueur de trente-quatre ans et demi avant de se garer définitivement. Quand Galthié parlait, on l'écoutait. Quelquefois, les jours "avec", il venait nous taquiner : « Tiens, je vais lire ce que j'ai fait de ma journée dans votre journal. » On souriait.
Quelquefois, on le voyait se tendre. À l'entraînement sur un terrain militaire, les ballons étaient tombés, une combinaison ne passait pas. Le capitaine se fermait, s'enfermait avec Bernard Laporte et Jacques Brunel, son mentor à Colomiers entre 1995 et 1999. Ils cherchaient, cherchaient... Beaucoup plus tard, devenu coach, Galthié traduirait sa pensée : « Le bonheur, le plaisir, je le trouve quand on arrive à modifier ce qui est pour moi l'essence de ce que l'on fait : l'artisanat... On est des artisans du jeu, des ébénistes, on modifie un appui au sol, une épaule... Chaque jour, je veux me dire qu'on a trouvé une clé pour améliorer une faille dans notre jeu. »
Joueur doué ballon en main, stratège hors pair sur le terrain, l'ancien demi de mêlée a emmené les Bleus jusqu'en demi-finales de la Coupe du monde 2003, sa dernière campagne sous le maillot tricolore (défaite 24-7 face à l'Angleterre, futur vainqueur). ( - ) B. Papon L'Equipe
Jusqu'à l'excès, jusqu'à rudoyer des joueurs qui ne comprennent pas assez vite. Galthié confesse qu'à ses débuts d'entraîneur, ç'a été compliqué de passer du statut de meilleur joueur du monde 2002 à celui d'entraîneur de types... moins bons. D'où cette dureté, cette exigence surdimensionnée.
Plus jeune, il manquait de confiance en lui
Mais Galthié, doué à la base, n'a pas toujours été rude. En septembre 2006, on avait passé une soirée drôle et émouvante avec Éric Béchu, son ami entraîneur d'Albi et son ancien formateur à Colomiers, pour un entretien croisé. Fabien écoutait la grosse voix de Béchu : « Je me souviens du gamin. Quand tu vois la dimension qu'il a prise, l'aura, le charisme, chaque fois, ça m'étonne. Je suis estomaqué. » On avait pris conscience d'une fêlure. « J'aimais jouer au rugby, mais après les minimes, j'avais complètement perdu confiance », racontait Galthié. « Il ne croyait pas du tout en lui, parce qu'on ne le faisait pas jouer à la mêlée, pour diverses raisons », précisait Béchu. Notamment parce que son concurrent était fils d'un dirigeant du club. « Éric, sans rien dire, par sa pédagogie, sa méthode, m'a fait reprendre confiance en moi. Il m'a donné conscience que j'avais un talent. À l'adolescence, grand, maigre, avec des boutons, tu ne sais pas trop où tu vas et tu as besoin d'une liane. Si je n'avais pas croisé Éric, je n'aurais pas réussi cette carrière. »
«Je me souviens du gamin. Quand tu vois la dimension qu'il a prise, l'aura, le charisme, chaque fois, ça m'étonne. Je suis estomaqué» - Son ancien adjoint à Montpellier, Éric Béchu, disparu en 2013
Une liane, ça casse. Albi - Stade Français, en 2007. Les Parisiens, aux ordres de Galthié, simulent les mêlées. Béchu hurle, devient fou dingue. Quinze jours plus tard, dans le vieux stade Sabathé à Montpellier, on le croise. « Ne me parlez plus de Fabien ! C'est terminé ! Je ne lui demande pas de me laisser gagner, juste de ne pas tricher. Il ne pense qu'à sa gueule. Je ne l'aiderai plus pour ses stages de jeunes à Saint-Lary. »
En janvier 2013, on envisage un entretien croisé Galthié-Laporte avant Montpellier-Toulon. Les deux acceptent, ravis. La veille du rendez-vous, texto de Galthié : « Éric est mort ce matin... » Entre-temps, les amis avaient renoué, Béchu devenant l'adjoint de Galthié à Montpellier, reprenant sans se forcer le rôle de Fabrice Landreau au Stade Français : le gentil qui arrondit les angles, flatte les joueurs fracassés par le méchant Galthié. On caricature à peine. Éric Béchu est parfait pour l'emploi - grosse gueule, coeur énorme - mais le cancer l'emportera, et plus personne ne viendra tempérer Galthié, viré de Montpellier en décembre 2014.
Survient une période de questionnement ; en attendant de toucher ses indemnités du MHR (484 500 euros) en janvier 2017, il admet en privé que, si l'équipe de France lui échappe en 2019, eh bien tant pis, ce n'est plus une obsession. Il réfléchit à son retour, à sa nouvelle manière de manager. Elle ne fonctionnera pas à Toulon, malgré la présence de Fabrice Landreau qu'il n'utilise pas pour les ressources humaines. « Landreau venait pour ça, il ne l'a jamais fait, témoigne un proche du RCT. On n'a pas compris pourquoi. » Bernard Laporte, patron de la FFR, a aujourd'hui dans l'idée d'installer un manager pour accompagner le sélectionneur dans l'humain, comme Jo Maso par exemple lorsque Galthié jouait encore sous le maillot bleu. Un ticket modérateur qui ne garantirait pas le succès de l'ex-Toulonnais mais aurait des vertus d'apaisement chez les Bleus.