Imagines-toi après 25 jours d’isolement dans une boîte en carbone. Tu as déjà commencé ton voyage intérieur et as eu pas mal de questionnement sur toi-même. Tu sembles même avoir déjà obtenu des réponses... Tu entres alors dans un univers inconnu. Ce que les gens appellent “Le Grand Sud” ou “Le Royaume des Ténèbres”... Wow ça glace le sang ça non ? Les marins qui y sont déjà allés, et ils ne sont pas si nombreux, en parlent comme quelque chose d’unique, de froid, de gris, de dur mais semblent en être tombés amoureux.
Le Royaume des Ténèbres
Tu es alors aux portes de ce truc qui te fait à la fois peur et envie. C’est une boule au ventre car la peur l’emporte et puis je viens de le dire ça fait déjà 25 jours que tu es en mer avec toutes les séquelles que cela inflige.
À peine le temps de mettre la main sur la poignée et de pousser la porte de ce long tunnel de 9 000 milles nautiques, que tu te fais aussitôt cueillir par la première dépression australe de ta vie... Tu la subis car elle n’arrive pas vraiment comme il le faudrait, tu te fais secouer, un peu perdu dans les manœuvres tu sembles perdre le contrôle mais tu veilles au grain et arrive à gérer la situation en étant attentif. La mer est démontée et les compteurs affichent du vent froid avec jusqu’à 64 nœuds en rafale !! Ouch !! Ce que tu ne sais pas encore, c’est que cela ne va pas durer 10 heures mais bien 10 jours… Heu pardon, mais vous pouvez répéter là ? Je crois que j’ai mal entendu ! Combien de temps ?
Oui 10 jours ! Les journées vont s’enchaîner au rythme d’un océan Indien qui est bien décidé à te montrer qui est le patron. Mais toi tu n’en as aucun doute et tu es prêt à t’incliner pour que les éléments se calment ne serait-ce qu’un peu... Juste le temps de te laisser dormir, se restaurer avec autre chose que des gâteaux secs car même te faire chauffer de l’eau est une galère sans nom !
Tu arrives tant bien que mal à télécharger des fichiers météo qui te sapent le moral pour t’informer que le vent sera plutôt autour des 55 nœuds que des 45 prévus.
Ton bateau souffre et tu souffres avec lui. Il faut alors puiser dans les réserves de sommeil et de mental pour résister à ce que tu endures. Mais ton mental n’est pas aussi frais que tu l’imagines !
Certains conseillent de faire le dos rond ! Si seulement cela suffisait ! Faire le dos rond ça veut dire vivre comme un animal dans un terrier sans savoir combien de temps ça va durer.
Le bateau continue de souffrir et te rappelle que tu en auras besoin jusqu’au bout, que sans lui tu n’es rien ! Cette machine est solide mais fragile et peut casser, pas complètement mais suffisamment pour te mettre dans des situations critiques.
Il est impossible de réagir de suite à ses appels de détresse mais tu démarres une liste de choses que tu vas devoir gérer dans l’urgence pour soigner les blessures avant qu’elles ne s’infectent trop. Ce qui affecte directement ton moral et ta motivation.
Tel un boxeur…
Tel un boxeur qui subit les coups derrière sa défense fébrile, il ne reste plus que son mental pour lui dire de rester debout et de continuer à observer avant de placer le coup fatal à son adversaire. Sauf que dans ce combat ton seul adversaire c’est toi-même. Mais crois-moi c’est l’un des plus coriaces. Digne d’un des plus grand match de boxe international !
« Ladies and Gentlemen, boyyyys and Giiirrrlls !! Attention please !! À ma gauche, dans le coin rouge, avec 9 titres mondiaux des poids lourds de la négativité et plus de 110 combats remportés, j’ai nommé Maxime SOREL / À ma droite, dans le coin bleu, avec 10 titres mondiaux des poids lourds de la positivité et plus de 120 combats remportés, j’ai nommé Maxime SOREL ».
Je divague pardonnez-moi, mais vous voyez de quoi je veux parler ? Si, si, bien sûr... pas besoin d’avoir pratiqué la compétition pour le comprendre, parfois une simple tablette de chocolat peut mettre en duel ces deux “personnes” à l’intérieur de vous.
Cela fait 10 jours maintenant... tu as presque réussi à trouver un rythme dans cet enfer, c’est là que tu te rends compte que l’être humain a une faculté d’adaptation hallucinante !
Tes derniers fichiers météo t’annoncent que ça va se calmer pour quelques heures. De suite tu penses à toi, à ce que tu vas pouvoir faire que tu ne pouvais pas faire avant, bref tu te vois dans des conditions clémentes pour profiter et te reposer un peu. Juste récupérer de ce qu’il vient de se passer.
Mais avant ça, l’heure est au diagnostic. Tel un médecin, tu rentres en consultation pour ton patient le plus cher, ton bateau. Le bilan est bien plus lourd que tu l’imagines car certains organes vitaux sont atteints… Tes voiles J2 et J3 sont déchirées, il va falloir monter plusieurs fois au mât, réparer tout ça avant de pouvoir espérer les remonter.
« Et nouvel uppercut sur le coin bleu ! Le rouge semble avoir la situation bien en main »
Tu te rends compte qu’il va vite falloir opérer et que les 48 heures de créneau météo plus clément serviront à faire de la chirurgie avec les moyens du bord et non à te reposer comme tu l’avais tant espéré. Ton degré de lucidité qui était déjà bien bas, risque de s’approcher de la zone rouge. Il va falloir être pragmatique. L’opération est-elle envisageable ? Quels sont les risques ? Quelle est la probabilité de pouvoir sauver l’organe atteint ? Si on échoue, que se passe-t-il ?
Tu fais donc appel à ton équipe pour avoir un autre diagnostic et confirmer le déroulé de l’opération. Mais le verdict est sans appel : c’est bien une opération sans anesthésie qui se réalise normalement à 4 mains et qu’il va falloir effectuer seul au Royaume des Ténèbres !
« Et le coin rouge enchaîne les coups ! Le bleu est dans les cordes, apparemment complètement sonné ! Il faut faire quelque chose ! Nous assistons à un véritable massacre ! »
Tu es à bout de souffle alors que le départ du marathon n’est pas encore donné, tu fais seulement la queue pour récupérer ton dossard !
Même si périlleuse, la première étape de cette opération n’est pas la plus compliquée mais elle te pompe énormément d’énergie.
« Il est temps que la cloche sonne pour le coin bleu, le boxeur a besoin de reprendre son souffle. Je crois même que le coin rouge lui a soufflé à l’oreille qu’il fallait qu’il jette l’éponge s’il ne voulait pas finir K.O ! »
Tu te reposes une paire d’heures. C’est important de savoir se reposer dans ces moments là où la compétition est mise « entre parenthèses » et que tu as besoin d’une lucidité totale. Tu as du mal à trouver le sommeil car tu es déjà dans la suite de ton opération, tu te répètes le protocole, tu révises le scénario avant de démarrer pour être sûr que tu n’as rien oublié, la moindre erreur pourrait être fatale.
Dès que le réveil sonne, tu embrayes sans même te poser de questions, tu te sens pousser des ailes, tu ne sais pas où et comment tu fais pour aller chercher cette énergie et même d’où elle provient. Tu y es ! Tout est là, devant toi ! Il va falloir enchaîner les heures pour restructurer et suturer ! C’est un travail titanesque mais tu sais au fond de toi que c’est possible.
« C’est reparti, le coin bleu semble avoir repris ses esprits mais il est quand même fortement amoché ! Le coin rouge semble être en parfaite forme, il a même le sourire aux lèvres... »
Tu mets de la musique, n’importe quoi du moment que ça meuble ce silence pesant ! C’est parti ! Une machine programmée sur une chaîne de montage de production ne saurait pas répéter ces gestes avec la même justesse que celle que tu appliques, tu es devenu machine. Ton cerveau tourne à plein régime et tu t’appliques à faire ce que tu n'as jamais vu faire. Tu rentres dans un monde où seule l’adrénaline te nourrit, tu ne vas plus manger, plus dormir, plus parler, plus penser, plus réagir mais seulement agir pour cette opération en question. 1h, 2h, 3h... 6h... Ta lucidité est maintenue grâce aux injections naturelles d’adrénaline que ton corps accepte de sécréter comme une sorte d’auto-défense à ce qu’il t’arrive. Tu commences à te rendre compte que tu es sur le point de réussir le gros de l’opération. La fatigue, le stress, l’émotion et l’adrénaline font un drôle de mélange à l’intérieur de toi. Parfois tu pleures car tu te rends compte de ce que tu es en train de faire et que tu es en bonne voie pour réussir ce défi complètement fou que tu t’es donné. En même temps tu n’as pas vraiment d’autres choix...
« Mais c’est un retournement de situation on dirait ! Le coin bleu passe à l'offensive et semble déséquilibrer le coin rouge mais le match est loin d’être fini ! »
Après 9h de bloc en continu, tu t’arrêtes, la deuxième étape est réussie. Tu es fier, mais rien ne transparaît. Tu restes concentré sur l’ultime étape de l’opération.
« La cloche sonne, les deux boxeurs rejoignent chacun leur coin, nous allons assister à un 13ème et dernier round, dans cette incroyable rencontre qui est décidément pleine de rebondissements »
1h20 de sommeil, BIBIBIBIP BIBIBIBIP, tu as une vacation visio avec l’organisation de la course. Tu sembles très très fatigué. À peine raccroché, tu appelles ton équipe technique pour les informer que tu passes à l’ultime étape.
Tu as une boule au ventre, la gorge serrée, dans l’effort tu trouves même encore de l’énergie pour verser une larme, pas de tristesse mais une larme qui vient d’ailleurs, celle qui te dit que tu vas y arriver. C’est peut-être quelque chose de nerveux qui arrive dans la difficulté. Mais celle-ci arrive au moment où tu en as le plus besoin. C’est peut-être la traduction physique de ce que l’on appelle le supplément d’âme ? En tout cas, tu sembles INVINCIBLE !
« Je crois qu’il s’est passé quelque chose dans le coin bleu, son regard a changé ! Mesdames et Messieurs nous allons assister à quelque chose de grand, très grand ce soir ! Restez bien avec nous ! »
Tu avales alors cette dernière phase avec une rage de vaincre comme si personne ne pouvait t’arrêter ni te résister !
« Le coin bleu est en train de massacrer le coin rouge qui semble maintenant désemparé alors qu’il avait quasiment gagné le match ! Et ouiiiii voici le coup fatal du coin bleu, le coin rouge en perd ses appuis, il tente de se raccrocher aux filières mais il est complètement sonné mesdames et messieurs, mais oui il semble HS ... 1,2,3,...,7,8,9 et 10 !!!! C’est une victoire par KO du coin Bleu dans l’ultime Round, quel Match incroyable !!! »
21h… Stop / Fin du combat / DING DING DING !!
21h c’est pas l’heure qu’il est quand tu as fini l’opération c’est le temps cumulé de tes 3 phases d’opération !
Alors tu le reconnais ce duel dans ta tête ? Tu as fini par la manger cette tablette de chocolat ? ????
Amoureux du Grand Sud ?
Revenons dans notre boîte en carbone !
Tu viens donc de passer 10 jours à vivre dans des conditions inimaginables. Finalement tu en as fini avec cet Océan Indien et attaque maintenant le Pacifique. Tu espères que cet autre océan, le plus grand de la planète, porte bien son nom… Bas non en fait ! Dès les premiers milles nautiques de ce nouvel univers, tu te rends compte que tu vas naviguer face au vent et essuyer une forte dépression par la même occasion.
L’aventure continue ! Même si les conditions sont plus clémentes, il y a ce décalage horaire qui te pollue et t’empêche de recharger tes batteries qui, sans que tu t’en aperçoives, a déjà atteint la zone rouge. Un problème au niveau de l’alarme de batterie ? Non, juste l’effet inhibiteur de l’adrénaline sur la fatigue. Une fois cette drogue naturelle dispersée et consommée par le corps, le contre coup est très violent. L’ascenseur émotionnel de la réussite de ton opération vient s’ajouter à tout cela. Il te faut alors plusieurs jours pour reprendre et retrouver un vrai rythme à bord.
Souviens-toi ! On m’avait dit quoi déjà sur le grand sud ? Que ceux qui sont allés dans ce royaume semblent en être tombés amoureux...
Peut-être qu’il faut attendre de sortir du tunnel alors ? Ou alors, attends un peu… L’homme de défis ne serait-il pas un brin masochiste!? Ne serait-ce pas le goût de cette difficulté que l’on trouve nul par ailleurs, du moins pas avec la même intensité, dont l’homme serait tombé amoureux ?
Tu n'as pas eu le droit pour le moment à ce que l’on t’a raconté des mers du sud : cette longue houle et les incroyables surfs avec des vitesses vertigineuses qui font rêver tous les marins d’aujourd’hui. Mais finalement, peut-être que ce n’est pas ça le plus important ? Peut-être que ce que tu as vécu et que tu as essayé de partager en immersion à la fois sur le bateau mais aussi dans ta tête est bien plus intense et plus profond que tout le reste.
Il est vrai que ce chemin intérieur, que l’on trace à travers cette longue route qu’est le Vendée globe, est d’une rare intensité ! Revivre les moments difficiles peut être encore douloureux mentalement mais quand finalement cela se termine bien c’est d’une jouissance infinie, bien plus intense que n’importe quelle vague qui emporterait notre bateau à vive allure !
Notre cerveau a la capacité de nous offrir plus d'émotions que n’importe quoi d’autre !! Notre corps peut sécréter des hormones te permettant d’atteindre l’extase à travers la difficulté... « faire de ces difficultés une opportunité plutôt qu’un obstacle » c’est ça finalement, prendre du plaisir dans la souffrance.
Il y a une chanson qui dit que « toutes les machines ont un cœur », en effet car l’homme est une machine au grand cœur. Tu ne pensais pas être capable d’accepter de telles conditions, un tel ressenti que même un animal ne voudrait pas, jusqu’en oublier de manger et presque de boire tant que l’objectif n’est pas atteint. « Surhumain » ne veut rien dire car on ne sait pas ce dont l’homme est finalement capable. En tout cas, les limites que l’on croit inatteignables ne sont en réalité pas celles que l’on imagine !!
On m’a demandé au départ ce que j’allais chercher sur cette course..!? Je ne savais pas trop et je me disais que j’aurais les réponses en passant la ligne d’arrivée.
Mais le fait de forcer l’avancement de ce chemin intérieur est déjà une bonne partie de la réponse ! C’est pour moi la plus grande des difficultés de ce Vendée Globe mais probablement celle que je préfère.
Quand je vous disais que les marins étaient maso !!!