Smith et Whitelock, des amis de lycée en finale de Coupe du monde
Aaron Smith et Sam Whitelock, 276 sélections néo-zélandaises à eux deux, se côtoient depuis le lycée. Leur amitié s'est renforcée au fil des années en dépit de leurs tempéraments diamétralement opposés.
Sam Whitelock cherchait encore l'air, ventilait fort, lorsqu'il a senti débouler sur lui Aaron Smith et ses 83 kg d'euphorie. Avec sa spontanéité jubilatoire, le petit demi de mêlée tenait à lui manifester sa joie. Whitelock, tel un libérateur, venait de mettre fin à une apnée incandescente. D'un ultime geste défensif, à la 83e minute, après 37 temps de jeux comme autant de coups de boutoirs irlandais, le deuxième-ligne a gratté le ballon des mains du talonneur Ronan Kelleher. La Nouvelle-Zélande remportait son quart de finale contre l'Irlande, la première nation mondiale (28-24, le 14 octobre) au terme d'un match intense.
Aaron s'est jeté sur Samuel, l'a étreint très fort. Puis lui a tendu la main pour l'aider à se relever. Mille souvenirs klaxonnaient dans leurs têtes. Ces deux-là se côtoient depuis plus de vingt ans. Aaron Smith, farfadet maori d'un mètre 73, prendra sa retraite internationale dimanche, à 34 ans, à l'issue de sa 125e sélection. Sam Whitelock, 2,02 m pour 120 kg, pourrait devenir ce samedi soir le premier joueur de l'histoire à remporter trois Coupes du monde. Il est âgé de 35 ans, compte 152 sélections, un autre record.
Tous deux se sont connus à la Feilding High School, un lycée d'une bourgade de quinze mille habitants, à deux heures de route au nord de Wellington. Nés en 1988, ils ont été en cours ensemble entre 2002 et 2006.
Sam Whitelock (à gauche) et Aaron Smith (tout à droite) en 2006. (Instagram@allblacks)
Sam Whitelock, Pakeha dont les ancêtres sont arrivés des Borders écossais en 1848, est un homme des champs qui aime le grand air et la chasse, autant que la discrétion. Aaron Smith, de lignée Maori, a grandi en milieu urbain, adepte de la tchatche et fan de sapes. Il habitait à dix minutes à pied du lycée. Whitelock était pensionnaire, la ferme familiale de Linton étant trop éloignée. À la Feilding High School, l'univers se divisait en deux clans : les internes et les autres. Les premiers traitaient les seconds de « Daily Bums ! » (clodos du jour). Leurs contentieux se réglaient une fois par an lors d'un match engagé.
Mais le rugby a réuni Samuel et Aaron. Braeden Whitelock, le père du joueur, fut le trait d'union quand il a pris en main les équipes du lycée. Dès son arrivée à l'école, il a repéré les prédispositions du petit Smith. « Il avait du génie, se souvient Braeden. Qu'il s'agisse de rugby, de cricket, de foot ou de basket. » Le paternel s'y connaissait, il avait joué chez « les Colts », comme on appelait jadis les juniors All Blacks. Il avait remisé ses crampons pour se consacrer à sa ferme. « Je n'étais pas chaud pour entraîner, avoue le daron. C'est Brian Lochore qui me l'a demandé » Sir Lochore, c'est un monument du rugby kiwi, anobli après avoir été capitaine des All Blacks entre 1964 et 1971. « L'idée n'était pas de fabriquer des champions mais de créer, grâce au sport, une dynamique positive dans la région. On avait de plus en plus de familles monoparentales. Le rugby a aidé des jeunes à garder des repères. »
« Ces deux-là, c'étaient l'eau et le feu. Aujourd'hui, je sais que mon fils et Aaron sont amis pour la vie »
Très vite, Braeden a été touché par la personnalité pétillante d'Aaron Smith. « Une boule d'énergie, un bavard qui parlait avant de réfléchir. Il a fallu lui apprendre à se cadrer. Sa personnalité faisait des étincelles, pouvait lui attirer des ennuis. » Le grand Sam a parfois eu envie de faire taire ce nabot arrogant. Lui, le taiseux qui analyse, a aussi appris à apprécier l'énergie intuitive d'Aaron, qui ne cessera jamais de vouloir attirer l'attention. « Tous les deux étaient d'énormes compétiteurs, analyse Braeden. Ils se sont rejoints sur ça. »
Caroline, madame Whitelock, lâche un doux sourire : « Ces deux-là c'étaient l'eau et le feu. Aujourd'hui je sais que mon fils et Aaron sont amis pour la vie. » Bridget, la mère d'Aaron, enseignait l'art dramatique dans l'établissement. « Elle était ma prof principale, se souvient Luke Whitelock, petit dernier de la fratrie. Aaron était coquet, méticuleux sur son apparence avec parfois trois coupes de cheveux différentes par semaine. Un jour il a eu la lubie de se mettre à jouer au rugby avec des gants. »
Sam Whitelock, le titan
152 sélections : record de Nouvelle-Zélande, il va sur sa 153e, remplaçant en finale
4 Coupes du monde disputées : 2011, 2015, 2019, 2023
2 titres : 2011, 2015, il peut devenir le seul joueur avec 3 titres
23 victoires en Coupe du monde : sur 25 matches, record
Sur le terrain, il n'avait peur de rien. À quinze ans, Smith jouait au milieu des grands de 18 ans dans le quinze du lycée. « Quand ils voyaient son petit gabarit certains adversaires jubilaient, sourit Breaden. Ils se disaient "on va le massacrer !" On positionnait des grands pour protéger Aaron. Lui avait de l'aplomb, allait parfois défier deux défenseurs pour les fixer. Puis il passait le ballon, une fois l'espace créé. C'est devenu une tactique. Il pouvait aussi faire la différence sur deux appuis, comme la semaine dernière en demi-finales. » Face aux Argentins, Smith a démarré derrière sa mêlée aux vingt-deux mètres, puis slalomé entre quatre défenseurs avant de filer dans l'en-but des Pumas (52e).
« Aaron était facile à entraîner, il avait l'envie. Si je lui demandais de bosser sa passe avec cinquante répétitions, il en enchaînait le triple. Chez lui, on entendait les rebonds contre le mur, tôt le matin et jusqu'à tard le soir. Aaron bossait tellement avec son ballon qu'il lui en fallait un neuf quasiment tous les mois. » À 17 ans, Samuel était aussi doué en rugby et en basket. « Mon fils a vraiment hésité à partir jouer au basket aux États-Unis », raconte Braeden qui, lui, a continué d'entraîner à Feildings puis a irradié dans toute la région, jusqu'aux Hurricanes de Wellington.
« Un jour, Aaron m'a dit que Sam deviendrait un des plus grands joueurs au monde. Je n'avais pas vu ça dans mon fils. Lui, l'avait perçu »
Les quatre frères Whitelock ont étudié à la Feilding High School et, plus tard, porté le maillot noir : George, l'aîné, a joué un match avec les All Blacks, en 2009. Luke, qui joue à Pau, a accumulé sept sélections, entre 2013 et 2018. Adam a été international à 7 avant de passer par Bayonne (2014-2017). Samuel, qui rejoindra son frère à la Section Paloise en décembre peut, ce samedi soir, entrer dans la postérité. « C'est marrant, souffle Braeden. Un jour Aaron m'a dit que Sam deviendrait un des plus grands joueurs au monde. Je n'avais pas vu ça dans mon fils. Lui, l'avait perçu. »
Pour financer des déplacements, Whitelock père aimait faire couper du bois à ses jeunes joueurs : « Ça fortifie le corps et la tête », explique-t-il. « Grâce à la vente de stères, on a pu aller jouer en Australie, en Angleterre, explique Adam. Souvent au moment d'attaquer les coups de hache, Aaron s'attardait avec maman, se faisait dorloter. Un jour notre fox-terrier avait dévoré sa gamelle. Elle avait été aux petits soins pour lui préparer à manger. D'une certaine manière c'est un peu notre cinquième frère. »
Les deux joueurs, Smith à gauche et Whitelock à droite (2e ligne), se sont connus à la Feilding High School, entre 2002 et 2006, où ils ont été entraînés par Braeden Whitelock, le père de ce dernier (en bas au milieu). (Instagram@fhshrugby)
Samuel le discret est devenu All Black en juin 2010. A obtenu depuis une licence d'agronomie. Aaron, qui a étudié la coiffure, a mis du temps à trouver un club. Refusé aux Hurricanes et aux Blues. Le diktat des kilos était rédhibitoire. Lors de la Coupe du monde 2011, les trois demis de mêlée all blacks Byron Kelleher, Piri Weepu et Jimmy Cowan avoisinaient les 90 kg. En juin 2012, après avoir été recruté aux Highlanders, Smith fera ses débuts chez les All Blacks, en s'appuyant sur sa passe éclair.
Dans les tribunes du Stade de France, Braeden et Caroline vont penser fort « à ce temps qui passe » en revoyant Aaron et Samuel. Ils ont aujourd'hui dix petits-enfants. Ils auront le même oeil attendri en regardant jouer Codie Taylor, le talonneur des Blacks. Lui aussi est un ancien élève de Feilding, arrivé trois ans après Samuel et Aaron. « J'ai juste donné l'opportunité à des jeunes de s'accomplir », relativise Braeden. Avec Caroline, pour une rare fois de leur existence, ils se sont éloignés de leur ferme et de leurs 27 00 vaches. Depuis huit semaines, ils vivent cette Coupe du monde dans les stades de France. Leur récompense.
Steve Hansen, ancien sélectionneur de la Nouvelle-Zélande : « Ian Foster savait où il allait avec les All Blacks »
L'entraîneur des champions du monde 2015 revient sur le parcours chaotique de son successeur qui, malgré une grêle de critiques, a amené la Nouvelle-Zélande à la cinquième finale de son histoire, ce samedi soir contre l'Afrique du Sud.
« Ian Foster a été l'homme le plus critiqué de Nouvelle-Zélande. Après des mois de turbulences il a amené les All Blacks en finale de Coupe du monde. Qu'aviez-vous vu en lui quand vous l'avez recruté comme adjoint en 2011 ?
Déjà, c'est un excellent entraîneur ! Quand j'ai été nommé responsable des All Blacks, j'ai fait un état des lieux, nos forces et nos faiblesses. Graham Henry (l'ancien sélectionneur) et Wayne Smith (son adjoint) partaient à la retraite, il me fallait retrouver de la matière grise pour coacher l'équipe. Et Ian Foster est un cerveau, il comprend le rugby à la perfection, analyse et lit bien ce jeu. Il a joué beaucoup de matches à l'ouverture pour la province de Waikato et pour les Chiefs. Et puis, surtout c'est un excellent mec pour bosser et en dehors du rugby.
J'avais la conviction qu'on pouvait lui faire confiance pour gérer l'héritage du maillot noir. Il a une éthique de travail très haute je l'ai senti tout de suite. Il sait ce que c'est que de disputer une Coupe du monde et de la gagner vu qu'il était mon adjoint en 2015. II avait accompli un super boulot. Et là il est encore en finale, les faits parlent pour lui.
Il y a quinze mois, il a été visé par les critiques...
Ian Foster incarnait une forme de continuité après le travail de Graham Henry (sélectionneur des champions du monde 2011, Hansen était son adjoint) et le mien (Hansen a été champion du monde 2015, Foster était son adjoint). À l'issue de la Coupe du monde 2019 au Japon, il m'a semblé que Ian Foster était légitime pour me succéder (la Nouvelle-Zélande avait été battue 7-19 par l'Angleterre en demi-finales). Mais il y avait un autre candidat, Scott Robertson, très populaire auprès du public et des médias (il a remporté sept titres de Super Rugby avec les Crusaders, célébrant chacune de ses victoires avec des pas de breakdance jubilatoire).
L'humeur générale était au changement. Mais il n'est pas venu alors un narratif s'est imposé de plus en plus, selon lequel Fozzie n'était pas compétent, pas assez bon. Et, au même moment est survenue cette crise du Covid qui nous a fait du mal. On est au bout du monde et nos résultats ont pâti de cet isolement. Il y a eu des contreperformances qui ont fait caisse de résonance.
Parallèlement, la popularité de Scott Robertson s'est accrue. Lui avait très envie d'entraîner les Blacks. Et d'autres gens ont poussé dans ce sens. L'Irlande, qui pétait le feu, s'est imposée lors de sa tournée en Nouvelle-Zélande. C'était une défaite à domicile inédite, incompréhensible pour beaucoup de gens. Il y a eu un trauma national, des gens malheureux, d'autres qui ont franchi des limites. Ian est parvenu à garder sa dignité et son intégrité.
La fortitude mentale dont Foster a fait preuve vous a-t-elle surpris ?
Je savais qu'il tiendrait le coup. J'admire sa capacité à évacuer la négativité. Il a des proches avec lesquels il peut se confier, se régénérer. Et puis c'est quelqu'un qui ne lâche rien. Quand un problème se présente il va travailler d'arrache-pied pour le résoudre. Il a tout donné de lui pour trouver une solution, pour l'idée qu'il se fait des All Blacks.
Et il a réussi à remettre l'équipe sur pied. Je me répète mais il faut que les gens le sachent : la dignité et l'intégrité dont il a fait preuve sont admirables. Il a toujours mis les All Blacks avant sa situation personnelle. Il n'a pas eu l'appui des gens censés le soutenir (Mark Robinson le président de la NZRU) mais il a suivi son chemin, a su croire en lui-même, en ses joueurs, en son staff et en son projet. C'est une histoire de vie magnifique qui en dit long sur l'homme qu'il est. On a tous à apprendre de son attitude.
Ian Foster avec Ardie Savea lors de la Coupe du monde. (A. Mounic/L'Équipe)
Sur la fidélité absolue à son capitaine, il a semblé entêté car Sam Cane n'était pas le troisième-ligne le plus légitime au vu de ses performances...
On dit souvent des esprits forts qu'ils sont têtus. Certains voient l'entêtement comme une force, d'autres comme une faiblesse. On avait identifié le leadership de Sam Cane dès 2015. Il n'avait que 23 ans lors de son premier capitanat (le 24 septembre 2015 face à la Namibie à Londres) mais il était déjà respecté par ses pairs.
Il a dû faire face à des blessures horribles, une fracture des cervicales et un chapelet d'autres pépins qui l'ont éloigné des terrains. Ça ne lui a pas permis de reprendre ses marques, surtout à son poste où un joueur a besoin d'enchaîner les matches. Une partie du public a mis les mauvais résultats de l'équipe sur ses épaules. Lui aussi a eu la force de résister à toutes ces critiques. On a vu ce dont il était capable dans le quart de finale face à l'Irlande (21 plaquages).
Ian savait où il voulait aller, ce qu'il souhaitait faire. Il lui fallait juste en avoir l'opportunité. Peu de gens l'ont soutenu mais les fidèles qui sont restés à ses côtés l'ont soutenu avec force. Vous savez, il est adoré par les joueurs et par le staff. C'est précieux et c'est magnifique. Un coach ne peut pas rêver mieux. Dans la vie, on récolte ce que l'on sème. Ian ce n'est pas un tordu, ni un mec en toc. Les joueurs savent et sentent qu'il est authentique. C'est un mec qui a des valeurs et qui a le goût des autres. Il prend soin des joueurs, des gens qui bossent à ses côtés. Il a le sens de la famille et se dévoue pour le maillot.
Cette équipe a fait face à une énorme adversité, elle s'est resserrée et est devenue plus forte. Qu'on veuille l'admettre publiquement ou pas, l'incroyable série de succès qu'on a connu nous a certainement ramollis. On s'attendait à ce que les résultats arrivent au lieu de se battre pour aller les chercher. Quand tu es dans le dur, que tu régresses, que les gens te pourrissent, ça te booste. Ça a du bon, aussi, l'adversité. Ils l'ont vécue, ont su la surpasser et devenir plus forts. On les sent unis, solidaires.
« La chose la plus remarquable, c'est cette osmose que l'on sent. (...) La bête a faim »
C'est une équipe très offensive, également efficace en défense. Que voyez-vous chez ces All Blacks version 2023 ?
Leur capacité d'adaptation aux adversaires qui leur font face. Ils n'ont jamais la même stratégie. Ils ont une palette technique très large pour ça : le jeu au pied, les courses pénétrantes ou au large. Le cinq de devant est de plus en plus solide et permet de jouer dans l'avancée.
Nos jeunes piliers Fletcher Newell (23 ans, 13 sélections) et Tamaiti Williams (23 ans, 7 sélections) ont su répondre présent, se mettre au niveau requis et faire la différence. Mais la chose la plus remarquable, c'est cette osmose que l'on sent, ce groupe de joueurs qui jouent les uns pour les autres et qui ont envie de réussir. La bête a faim.
Un mot du duel qui va opposer Ian Foster à Rassie Erasmus...
Ce sont deux énormes stratèges, deux cerveaux, même si leur mode opératoire est différent. C'est ce qui rend notre sport magnifique. Rassie est plus dans l'émotion, semblable à Heineke Mayer. Quand on le voit coacher, il est tout en émotion.
Fozzie est plus flegmatique, il montre moins ses sentiments même s'il bout intérieurement. Je ne sais pas qui aura l'avantage. Pour remporter une Coupe du monde il faut un alignement des étoiles. On peut mettre en place la meilleure stratégie au monde, si l'exécution fonctionne mal... C'est l'équipe qui se montrera la plus efficace sur les occasions qui s'en sortira. »