C’est l’une des rares fois, peut-être la seule en plus de 250 matchs du XV de France, sept tournées et huit Coupes du monde couverts pour « L’Équipe », où Pierre-Michel Bonnot a ressenti l’envie de déchirer le costume de neutralité du journaliste, pour « sauter à pieds joints sur son pupitre en poussant un long hululement de joie ».
C’est vrai qu’il y avait de quoi légèrement « dégoupiller », ce dimanche 3 juillet 1994 à l’Eden Park d’Auckland. Une semaine après une victoire d’une parfaite maîtrise à Christchurch (22-8), les Bleus renversaient les Blacks (23-20) à la toute dernière minute grâce à un essai de l’arrière Jean-Luc Sadourny. Avec ce pur moment de grâce de sept passes et 27 secondes, ils remportaient la seule série de tests de leur histoire contre les mythiques Néo-Zélandais.
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Le 3 juillet 1994 à l’Eden Park d’Auckland, le XV de France réalisait un exploit inédit en remportant sa série de tests chez les All Blacks, avec en conclusion un essai d’anthologie. Guy Accoceberry en était le dernier passeur. Il se souvient
Le compte rendu du match dans « Sud Ouest » par l’envoyé spécial Patrick Espagnet.
Trente ans plus tard, l’ « essai du bout du monde » - selon le bon mot du capitaine de l’époque Philippe Saint-André -, est devenu « l’essai d’un autre monde », titre du livre signé par Pierre-Michel Bonnot (Éditions Solar, 19,90 euros, 272 p.). Au-delà de l’anniversaire, notre confrère désormais retraité a senti le moment de remettre sa tournée. « Le point de départ, c’était le sentiment que ce qu’a réalisé cette équipe était un peu négligé. Il y avait cet essai bien sûr, le point d’orgue d’un exploit exceptionnel, mais ce n’était pas le fruit du hasard ».
De la sueur et des talents
C’était la récompense de la parfaite combinaison d’une préparation physique d’enfer, d’un jeu équilibré et de la prise de conscience, sous la baguette du sélectionneur Pierre Berbizier, que ce groupe de talents purs à tous les étages n’avait rien à envier à des All Blacks légèrement bas du plafond, il est vrai.
À une époque où l’amateurisme (marron) du rugby vivait ses derniers mois (1), les tournées à l’autre bout du monde étaient le seul moment, pour les internationaux français, de s’entraîner comme des pros, entretenant d’ailleurs l’illusion que quelques semaines à suer et un esprit commando suffiraient à devenir champions du Monde alors que c’est la structure même du rugby français qui les limitait. « Il a fallu attendre 2020 et l’arrivée de Fabien Galthié au poste de sélectionneur pour avoir une vraie entente entre la fédération et les clubs, souligne Pierre-Michel Bonnot. Les Anglais, eux, avaient instauré le championnat à poule unique dès 1988 pour remplacer ce qu’ils appelaient les matchs de tradition ».
« La tournée de 1958 en Afrique du Sud est entrée dans la légende pure avec le livre de Denis Lalanne »
Parfum d’épopée
L’auteur rappelle combien ces tournées ont longtemps eu un parfum d’épopée et nourri l’imaginaire du lecteur à une époque où les « papiers » des envoyés spéciaux étaient transmis par télex. « Elles étaient la base de la popularité du rugby. Celle de 1958 en Afrique du Sud est entrée dans la légende pure avec le livre de Denis Lalanne (« Le grand combat du XV de France » NDLR) qui a popularisé le rugby avant Roger Couderc », rappelle Bonnot.
Pierre-Michel Bonnot.
PRESSE SPORTS
Dans « L’essai d’un autre monde », vrai bonheur de lecture, l’auteur porte un regard lucide et tranchant sur l’évolution du rugby depuis trois décennies, et en particulier de ses troisièmes mi-temps. « Après la dernière tournée en Argentine, j’ai repris le chapitre que j’avais écrit sur le sexe, reconnaît-il. Je ne vais pas jouer les faux naïfs, ni porter de jugement mais il est clair que les gens ne sont plus les mêmes ».
Le rugby a changé, pas forcément en pire pour Pierre-Michel Bonnot. « Sa culture reste fondamentalement la même sur le terrain, celle d’un sport anachronique, d’un combat collectif qui demande courage et solidarité ». Et s’il glisse qu’ « Antoine Dupont est à la fois la meilleure et la pire des choses qui soit arrivé au rugby, il est tellement fort qu’il peut faire croire que c’est devenu un sport individuel et qu’on peut traverser le terrain tout seul », le jeu continue de l’intéresser, « surtout les oppositions de style qui donnent toujours quelque chose à voir ».
Comme à Auckland un certain 3 juillet 1994.
(1) Le rugby est officiellement professionnel depuis le 27 août 1995.