Patrice Lagisquet a gardé ses coups de sang et ses mots qui piquent. La séance de défense qu'il organisait, le 1er novembre, l'avait déjà passablement agacé. Le sélectionneur du Portugal avait interrompu ses joueurs à plusieurs reprises, haussant le ton, pour leur demander, en anglais la plupart du temps, de mieux « se connecter » et de plus « agresser » l'attaque adverse.
Sur la pelouse du vieux stade lisboète qui sert de centre d'entraînement aux « Lobos », les Loups, perdu au fond d'un complexe qui réunit aussi bien footballeurs que hockeyeurs sur gazon, il avait fini par prendre un pas de recul, pour, plus froidement, laisser transpirer sa colère : « On n'a pas le temps de faire des sessions comme ça. Si vous vous cherchez des excuses, la Coupe du monde, vous ne la verrez jamais. »
L'enjeu, pour le rugby portugais, est en effet là : sa sélection, après deux victoires faciles sur Hongkong (42-14) et le Kenya (85-0), début novembre, dispute cet après-midi, à Dubaï, un match contre les États-Unis, qui attribuera au vainqueur le dernier des 20 billets pour la Coupe du monde organisée en France en 2023. Et, fin octobre, pour les derniers entraînements avant le décollage pour les Émirats arabes unis, Lagisquet ne tolérait déjà plus la moindre approximation.
Nerveux, l'ancien entraîneur de Biarritz (1997-2012), si proche du dénouement d'une aventure qu'il a entamée en 2019, quand il a repris en mains la sélection ? « Oh, non, soufflait-il, beaucoup plus calme, avec un sourire malin, quelques minutes seulement après l'engueulade, assis sur les travées de pierre de l'enceinte. Ça nous arrive souvent, quand on se retrouve, que la première séance de défense soit compliquée. Et j'utilise ce ton, les Biarrots pourraient mieux vous en parler que moi, pour créer du stress et observer comment les joueurs réagissent à ça ! »
La ficelle a fonctionné au BO, qu'il a mené à trois reprises au Brennus, en 2002, 2005 et 2006. Mais le public de joueurs auquel il s'adresse aujourd'hui est bien différent de celui des Basques des années fastes : ici, la moitié des sélectionnés sont encore semi-amateurs et se mélangent à des coéquipiers pros, dont certains côtoient le Top 14, la Pro D2 ou même la Nationale (troisième échelon français). Sous la tribune, où sont casés à l'étroit, vestiaires, salle de musculation, bureaux, local kiné, lieu de vie, intendance, et même une étagère pleine d'antédiluviennes VHS aux jaquettes en noir et blanc promettant de dévoiler tous les secrets du « jeu au pied » ou de « la défense », Michael Dallery peut témoigner des complications que cela peut provoquer. Le préparateur physique français raconte que les joueurs arrivent chacun leur tour en salle, en fonction de leurs horaires de boulot. « Et cela arrivait parfois, qu'après une session, un joueur file s'installer en salle de vie, enfile une chemise et lance une réunion en visio sur son ordi, toujours en short sous la table ! », écarquille-t-il les yeux.
« J'ai été joueur amateur : quand je suis parti à la première Coupe du monde, je n'ai pas travaillé pendant plus de deux mois. Donc, j'ai perdu de l'argent ! Mais comme je leur ai dit : j'aurais payé pour participer à cette coupe du monde
Patrice Lagisquet, sélectionneur du Portugal
Pour faire progresser le Portugal, Lagisquet a cherché à juguler ce grand écart. Très vite, il a exigé des « sacrifices » professionnels de la part de ses joueurs, pour qu'ils s'entraînent au maximum « comme des pros ». « Je me suis basé sur mon expérience, justifie-t-il. J'ai été joueur amateur : quand je suis parti à la première Coupe du monde, je n'ai pas travaillé pendant plus de deux mois alors, que je venais de reprendre mon premier portefeuille d'assurance. Donc, j'ai perdu de l'argent ! Mais comme je leur ai dit : j'aurais payé pour participer à cette coupe du monde ! »
L'édition néo-zélandaise de 1987, celle des pionniers, paraît loin. La version 2023 lui paraît plus accessible et cela, depuis qu'il a repris en mains le Portugal, avec deux compères, Hervé Durquety, rencontré lors de sa parenthèse à Saint-Pée-sur-Nivelle, en 2016, et Olivier Rieg, compagnon de 20 ans, parti à l'Union Bordeaux-Bègles en 2021 (voir ci-contre).
« J'espérais qu'on y arrive ! professe Lagisquet. Je savais qu'il y avait un potentiel. Entre les joueurs évoluant en France et les jeunes Portugais, il y avait de bons indicateurs. On partait d'assez loin, mais il y avait quelque chose à construire. J'aime cet aspect, ça me plaît de partir d'une page presque blanche. »
Presque, parce que les moins de 20 ans venaient d'atteindre deux fois la finale de leur Coupe du monde B (2017, 2019) et leur entraîneur, Luis Pissarra, l'un des deux membres portugais de l'encadrement de Lagisquet, avec Joao Mira, s'est évertué à convaincre ses collègues de leur potentiel.
Ces jeunes constituent l'ossature du groupe d'aujourd'hui et certains brillent en France, comme les deux ailiers Raffaele Storti, deuxième meilleur marqueur d'essais de Pro D2 avec Béziers et prêté par le Stade Français, ou Rodrigo Marta, meilleur marqueur de Nationale avec Dax. « En plus, ils correspondent au rugby qu'on avait envie de mettre en place, apprécie Lagisquet. Ce sont des joueurs intéressant pour pratiquer un rugby ambitieux, offensif, avec un tempérament créatif de la prise de risque. »
« Ça m'a surpris, confirme Vincent Pinto. Sam (Marques, le demi de mêlée qui évolue à Carcassonne en Pro D2) m'avait prévenu, mais dès le premier entraînement, j'ai vu que ça allait à 10000 à l'heure, avec une telle qualité de passe et beaucoup d'appuis ! » L'ailier de Pau, champion du monde des moins de 20 ans avec les Bleus en 2019, fait partie des joueurs français d'origine portugaise que Lagisquet a convaincus de basculer avec les Lobos. Un contingent qui compte Marques, Mike Tadjer (Perpignan, Top 14) ou Steevy Cerqueira (Chambéry, Nationale), capital dans les progrès du Portugal. La greffe a pris, relève Lagisquet : « On a vite commencé à avoir de bons résultats, et ces joueurs aux racines communes se sont retrouvés, ont senti qu'ils formaient un groupe, alors qu'avant, l'équipe était scindée en deux. J'aime ces choses qui se construisent dans le temps avec des valeurs humaines. »
Tout juste sexagénaire, le corps aussi sec qu'à ses plus belles années d'ailier, Lagisquet se laisse emporter par la passion quand il se replonge dans une action, à déplacer, en guise des mouvements de ses joueurs, ses longs doigts, dans l'air, comme un joueur d'échecs manipulerait ses pions. Il évoque « cette dernière aventure de coach » que représenterait une qualification pour la Coupe du monde chez lui, se marre franchement quand il raconte que Durquety avait envoyé sa fiche Wikipedia au président de la Fédération portugaise, Carlos Amado da Silva, auquel il avait ensuite fait parvenir « le premier CV » de sa carrière.
Puis, pudique et honnête, l'ex-adjoint de Philippe Saint-André, entre 2012 et 2015, réfléchit à voix haute : « Je ne sais pas si ça m'aidera à finir d'évacuer l'expérience de l'équipe de France, qui a été frustrante. Peut-être, quelque part. Ça serait hypocrite de le nier. Je suis comme tout le monde, on a tous nos fragilités. Ça a été ma seule expérience négative dans le monde du rugby. Je ne l'ai pas bien vécue, et je me suis rendu compte que ça m'avait marqué bien plus que ce que je pensais, quand ça s'est arrêté. Avec "PSA", on n'a pas tout partagé comme il aurait fallu, à certains moments. »
Il évoque le tournant d'une défaite contre l'Italie, en 2013 (23-18, à Rome), qui a fait perdre le fil à ces Bleus et leurs entraîneurs. Et stoppe l'introspection : « Mais ce serait manquer de respect à ces joueurs portugais de parler d'une revanche personnelle. C'est bien plus que ça. » Pour eux, ce serait une deuxième participation au Mondial, après 2007, qui avait réveillé la discipline au pays, retombée depuis dans l'anonymat. À la veille du départ à Dubaï, trois médias portugais seulement s'étaient déplacés pour interviewer les joueurs. « Il y a eu un boom après 2007, le nombre de licenciés a augmenté, mais le rugby portugais n'était pas prêt à les accueillir, déplore Sergio Lopes, de Record. Là, Lagisquet a redonné confiance aux joueurs et en leur style de jeu. »
Ces derniers sentent le prestige de 2007 (défaites face à la Nouvelle-Zélande, l'Écosse, l'Italie et la Roumanie), avec les maillots encadrés sur un mur, ou ces mini-ballons sur une face desquels les photos de leurs prédécesseurs sont imprimées. L'ouvreur d'aujourd'hui, Jeronimo Portela, est même le fils d'un trois-quarts de l'époque, Miguel. « J'avais 6 ans à l'époque et je ne regardais pas le rugby, j'ai commencé à 10 ans seulement, retrace Raffaele Storti. Mais maintenant, on connaît ces joueurs, on a vu beaucoup de vidéos et entendu leurs histoires. On espère les imiter ! »