À quelques jours du Crunch, le rugby français se plaît à rappeler qu'il adore détester le quinze de la Rose, son meilleur ennemi sur le continent européen. Mais peut-on à la fois détester l'équipe anglaise et chérir les joueurs qui la composent ? Le Top 14 semble s'être découvert une véritable passion pour le professionnel d'outre-Manche. Cette saison, il a profité des malheurs financiers de quelques clubs anglais (Wasps, Worcester) pour accueillir entre autres Jack et Tom Willis (Toulouse et l'UBB), Dan Robson (Pau), Curtis Langdon (Montpellier), Paolo Odogwu (Stade Français).
Et cette nouvelle mode va perdurer. Le Championnat de France est devenu « the place to be » pour ces nombreux Britanniques qui se demandent s'il ne serait pas opportun de partir, là, maintenant, avant qu'il ne soit trop tard. « Aujourd'hui, il y a une vraie crise économique en Angleterre. Les clubs français, eux, peuvent se permettre de prendre quelques étrangers, fait remarquer François Salagoïty, agent sportif rugby chez CSM France, une société qui a déjà reçu une cinquantaine de CV. Les joueurs recherchent la sécurité. Beaucoup cassent d'ailleurs leurs contrats en Angleterre et sont libérés. Ils préfèrent venir en France même moins payés que d'être en fin de contrat dans un an sans savoir ce qu'ils vont devenir. »
Certains ont franchi le pas et bientôt la Manche. Montpellier a déjà recruté pour la saison prochaine Luke Cowan-Dickie, Sam Simmonds et Harry Williams, trois joueurs d'Exeter, le Stade Français Joe Marchant, le centre des Harlequins, et Toulon, le puissant deuxième-ligne David Ribbans. La Rochelle pourrait engager Jack Nowell, l'ailier d'Exeter. En fin de contrat avec Northampton, Courtney Lawes serait également ciblé. Des contacts avaient été pris avec le Stade Français il y a quelques mois.
Ces joueurs ne sont pas n'importe lesquels. Titulaires indiscutables dans leur club, ils sont aussi internationaux. Si cet exode risque d'affaiblir le niveau du Championnat anglais, il inquiète aussi au plus haut point Steve Borthwick, le nouveau sélectionneur du quinze de la Rose. Fin février, en conférence de presse, il a évoqué ce sujet qui lui tient à coeur. « Moi, ce que je souhaite, c'est pouvoir sélectionner le plus de bons joueurs possible... » Et peu importe l'endroit où ils jouent. Depuis 2011, la Fédération anglaise impose que les sélectionneurs composent leur liste avec des professionnels évoluant dans le Championnat anglais.
Ces derniers mois, à cause de la disparition des Wasps et de Worcester, la règle a été assouplie pour les joueurs de ces deux clubs, ce qui a notamment permis au Toulousain Jack Willis d'être titulaire depuis deux rencontres dans le Tournoi. Mais après la Coupe du monde, s'il confirme concrètement son désir de poursuivre son aventure avec les Rouge et Noir, il ne sera plus éligible. Borthwick a fait comprendre aux instances, et continue de faire passer le message qu'il aimerait bien voir le texte évoluer, à l'instar de ce qui s'est passé au pays de Galles où les joueurs ont obtenu une évolution de la règle : avant fin février, un joueur évoluant à l'étranger pouvait être sélectionné s'il avait au moins porté 60 fois le maillot national, désormais il en faut 25.
Steve Borthwick n'est pas seul à plaider pour cette révolution, plusieurs internationaux l'ont rejoint, notamment Jamie George, le charismatique talonneur de l'équipe nationale, qui a expliqué que des discussions étaient en cours, sur ce thème précis, et sur la renégociation des contrats entre la Fédération et les joueurs. Si Borthwick obtient gain de cause et parvient à convaincre les clubs qui sont pour l'instant réticents, l'exode s'amplifiera, comme le pense Laurent Quaglia, un agent qui a contribué à l'arrivée de plusieurs éléments britanniques ces derniers mois.
« On pourrait alors voir débarquer des joueurs du calibre de Maro Itoje et Marcus Smith. Mais si les règles n'évoluent pas, il n'y a pas de raison que les joueurs viennent en France pour sacrifier leur carrière internationale. Ce sera alors des choix individuels. » Coincé par cette règle, Zach Mercer, qui se sentait pourtant très bien à Montpellier, a par exemple décidé de rentrer au pays, à Gloucester, avec l'espoir de disputer la Coupe du monde. Il sera remplacé au MHR par... Sam Simmonds.