Avant lui, le Bayonnais Jean Dauger et le Lourdais Roger Martine avaient marqué leur époque - les années 30 et 40 pour « Manech », les années 50 pour « Bichon » - par des percées tranchantes, des passes millimétrées et le sens altruiste du décalage, cette envie irrépressible de servir du mieux possible le partenaire placé à l'extérieur, au large, pour la placer dans l'intervalle. Avec son « cadrage-débordement », expression inventée par le chantre Denis Lalanne, Jean Dauger mystifiait les défenseurs ; avec sa technique irréprochable de la fixation, Roger Martine arrêtait son vis-à-vis.
Dauger, doué de faconde, fut le père spirituel d'André Boniface. Martine, bien plus austère, son modèle. Mais quand le rejeton de ces deux belles écoles de jeu, la bayonnaise et la lourdaise, prit à 20 ans son essor à Mont-de-Marsan, André Boniface éleva l'attaque au rang d'un art. En à peine cinq ans, il personnifia comme personne d'autre avant lui le jeu « à la française ». Son diminutif, qui revêtait à son égard toutes les marques d'estime et de respect, sonna alors comme un mot de passe : Dédé Boni !
Son aura fut si grande auprès de ses pairs entre 1954 et 1970, année à l'issue de laquelle il mit un terme définitif à sa carrière, que le col du maillot relevé - sa signature - identifiait tous les trois-quarts tournés vers l'offensive, signe de reconnaissance que sa descendance rugbystique, lignée qui va de Jo Maso à Gaël Fickou en passant par Didier Codorniou, Patrick Nadal, François Sangali, Philippe Sella, Denis Charvet, Franck Mesnel, Thomas Castaignède et consorts, mit un point d'honneur conserver. Mieux, à chérir.
Avant lui, le football-rugby (c'est son nom de baptême) se jouait beaucoup au pied, le dégagement direct en touche quel que soit l'endroit du terrain favorisant le gagne-terrain. On vit ainsi, dans les années 50, 111 touches lors d'un Écosse-Galles de triste mémoire. Attaquer en se passant le ballon demandait un zeste d'inconscience et surtout à ce que chaque trois-quarts prenne six à dix mètres de profondeur, les troisième-lignes ailes et le demi de mêlée étant autorisés à suivre la progression du ballon dans le camp adverse lors des mêlées ordonnées. Imaginez un instant la pression défensive...
Dans ce contexte anxiogène, le jeu d'attaque des Français, surtout depuis leur propre camp, frisait l'irrationnel et le contre-productif. Et il fallait le génie solitaire d'un Dauger et d'un Jacky Bouquet, mais aussi la maîtrise technique et la rigueur collective des trois-quarts Lourdais pour traverser dans le Tournoi les défenses d'un crochet. Mais quand surgit André Boniface dans toute sa splendeur, à l'orée des années 60, le jeu s'en trouva changé. A jamais.
Entouré par ses amis Pierre Albaladejo à l'ouverture, son fidèle ailier Christian Darrouy et surtout son frère Guy, André illumina les Cinq Nations au point que le pape du journalisme outre-Manche, le très respecté Pat Marshall, baptisa « French Flair » ces ruées tricolores sorties de nulle part, cavalcades obliques, courses biseautées perlées de passes et redressées à la façon d'un matador, buste droit, dos cambré, appuis affirmés. Ce grand reporter ovale n'avait rien compris à la haute technicité, individuelle et collective, incluse dans ces attaques et ces relances mais résuma ce qui lui échappait d'une formule qui n'a jamais cessé d'éclore depuis.
On peut l'affirmer sans craindre de se tromper : par son exigence au service du jeu de ligne, par son charisme communicatif, par la rigueur qu'il mit dans son placement sur le terrain, le sien et celui de ses coéquipiers devenus héraults et disciples, André Boniface fut l'inventeur du French Flair. Autant que la figure emblématique. Il faut l'avoir entendu râler sur le terrain pour une passe mal ajustée, une course trop prompte... Incarnation de l'ego surdimensionné, il détestait les individualistes et ne jurait que par l'esprit collectif.
Ce French Flair dont il était porteur, il l'avait d'abord inoculé aux « gros » du pack. Sans eux, travailleurs de l'ombre et avants coureurs, point de salut. Moncla, Crauste, Dauga, Walter Spanghero, Rupert, Domenech, tous s'en remettaient à lui. Le jeu « à la française » est d'abord un esprit d'équipe : l'intraitable montois en fut, tout au long de son existence, le garant. Devenu spectateur, ces coups de coeur et de gueule au stade ou devant son écran de télévision avaient valeur d'accessit ou jetaient l'opprobre sur le fautif, coupable dans l'instant de trahir ce que ce jeu avait à ses yeux de plus noble : la transmission.
Dimanche après-midi à Bayonne, dans sa chambre d'hôpital, il a apprécié le huitième de finale de Coupe des Champions entre le Stade Toulousain et le Racing 92, vibré une dernière fois au jeu debout toulousain, aux relances enthousiastes conclues quatre-vingt mètres plus loin, au plaisir qu'offre la précision des passes. Avant de s'éteindre, le coeur fatigué d'avoir tant aimé le rugby tel qu'il l'avait prôné jusqu'à l'excès, sublimé plus que quiconque et perpétué, sept décennies durant.