Quand le Che jouait au rugby
Bien avant sa vie de révolutionnaire, Ernesto Guevara a pratiqué le rugby, en tant que deuxième centre ou ailier, avant de fonder un magazine sur l'ovalie pendant ses études à Buenos Aires.
Si ce n'est la route qui borde le stade, rien n'a changé. Nulle tribune n'est venue toiser le menu terrain du San Isidro Club (SIC) dans la banlieue de Buenos Aires, en Argentine, depuis l'époque où Ernesto Guevara y jouait, deuxième centre ou ailier, avec le maillot bleu marine, ciel et blanc.
Le club évoluait alors en Deuxième Division, quand le jeune Ernesto était titulaire en équipe première avec, selon les témoins, plus de volonté que de talent. « Mon oncle, qui a joué avec lui, m'a dit que c'était un joueur honnête mais sans plus, » partage Gonzalo Bonadeo, un journaliste de sport réputé du pays. « Oui, c'était un joueur moyen, confirme Emilio « Gringo » Perasso, ancien coach du SIC, et figure du rugby argentin. J'ai joué avec son frère Roberto, qui était lui un bon joueur. Mais le Che reste l'un de nos joueurs du club les plus connus à travers le monde. Enfin, plus qu'en Argentine. » « Je pense que nos joueurs ne sont même pas au courant qu'il a joué ici, avoue l'un des coachs actuels du SIC, rencontré à l'entraînement un soir d'avril dernier.
Le SIC est né le 14 juillet 1935 d'un sublime acte esthétique de rébellion. Ce jour-là, les jeunes joueurs de l'Athletics Club ont disputé un match l'après-midi et profitent de leur 3e mi-temps. L'un d'eux renverse son déjeuner sur son pantalon. Le maladroit l'enlève et poursuit la soirée en slip. Les dirigeants du club, assez conservateurs, outrés de ce comportement, réprimandent le joueur. Ce qui provoque un mouvement de révolte de ses coéquipiers, qui va se poursuivre jusqu'à une scission.
« Nous ne pouvons jouer pour un club dans lequel on ne peut enlever son pantalon ! », s'exclament les séditieux (on a synthétisé la revendication). Et c'est ainsi que 400 membres de l'Athletics Club (qui existe toujours) sont partis pour fonder le SIC. Aujourd'hui encore, le conseil du club compte 400 membres. Et pour y rentrer il faut attendre le décès de l'un d'entre eux...
Peut-il y avoir plus belle cause de création d'un club ? Cet élan libertaire a certainement plu au jeune Ernesto. « C'est plus pour des raisons géographiques, par rapport à l'endroit où habitait sa famille, qu'il est venu jouer là », tempère Perasso. Le SIC a remporté depuis 23 fois le Championnat d'Argentine et a fourni de nombreux internationaux à l'équipe nationale, dont plusieurs capitaines ou entraîneurs, dont Marcelo Loffreda, le bourreau de l'équipe de France à la Coupe du monde 2007.
Le SIC fut par ailleurs le club laboratoire de la fameuse technique de mêlée, la bajadita, inventée par Francisco Ocampo, le coach du club en 1970, et qui a tant fasciné Jacques Fouroux, capitaine du XV de France dans les années 70. « Pour nous en Argentine, la mêlée est une religion », assure « Gringo ». D'ailleurs à l'heure de l'entraînement en ce mardi d'avril, les avants se livraient à une longue série de mêlées front contre front. Aucun joug à l'horizon. « Ocampo estimait que pousser contre un joug, ce n'était pas la vie réelle », se souvient Perasso.
« En Argentine, le Che, ça reste juste un dessin sur un t-shirt... »
Gonzalo Bonadeo, un journaliste de sport réputé en Argentine
Dans le merveilleux club house du SIC, avec ses sièges en cuir et ses magnifiques boiseries, on ne discerne aucune trace du Che... Comme en Argentine, serait-on tenté de dire. « Les partis de gauche n'ont jamais recueilli beaucoup de suffrages, explique Bonadeo. Et surtout, ils se sont beaucoup divisés avec le temps, c'est pourquoi en Argentine, le Che, ça reste juste un dessin sur un t-shirt... » Le SIC ne renie pas le Che mais ne le revendique pas non plus. Dans son livre qui célèbre les 75 années du club, il n'y a pas une ligne sur lui.
Pourtant, c'était un vrai passionné de rugby. Il a commencé à jouer près de chez lui, au club d'Estudiantes de Cordoba, en 1942, puis il a intégré le SIC lorsqu'il est venu faire ses études de médecine à Buenos Aires, en 1948. Il jouait malgré un asthme prononcé. « Mon père, qui avait alors une dizaine d'années, courrait au bord du terrain, et quand le Che en avait besoin, il lui donnait un bronchodilatateur pour respirer », raconte Gonzalo Bonadeo.
Mais forcément, Guevara se mettait en danger à jouer avec cet asthme. À tel point que son père, Ernesto Guevara Lynch, inquiet pour sa santé, lui a interdit de jouer. Aussi, Ernesto a quitté le SIC, club surveillé par son père, pour rejoindre, sans le lui dire, le club d'Atalya pour continuer à jouer.
Aujourd'hui, il ne reste plus de terrain de rugby à Atalya. Le club se situe dans l'une des banlieues chics de Buenos Aires, les promoteurs immobiliers ont fini par racheter les terrains de rugby. Il ne reste plus qu'un joli terrain de foot et quelques courts de tennis...
Guevara aurait joué plusieurs mois à Antalya dans le dos de son père. Ce dernier n'était toutefois pas complètement hostile à ce jeu. Il a accepté de financer la passion de son fils mais sans avoir à le mettre en danger. C'est ainsi qu'Ernesto Guevara a fondé un magazine de rugby. L'équivalent du Midi Olympique argentin. Avec une équipe de copains, et donc financé par l'architecte paternel, Tackle connaitra 13 numéros, avant de fermer boutique. Les amateurs de rugby en Argentine demeuraient à l'époque une très petite niche.
Il en reste dix numéros sur les treize à la bibliothèque nationale. Ce sont les services de Jose Luis Borges qui ont conservé ces exemplaires, puisque l'écrivain argentin fut le directeur de la bibliothèque nationale.
Ainsi, aujourd'hui, il est possible de lire un compte-rendu de match d'Ernesto Guevara. Il faut pour cela se rendre dans le quartier de Recoleta, faire une demande et au bout d'un certain temps, un employé de bibliothèque apporte un carton avec les magazines. Dans le premier numéro, du 5 mars 1951, un article intitulé « El Casi impose ses trois-quarts » est signé par le pseudonyme Chang-Cho. Soit le cochon en espagnol, le surnom alors d'Ernesto Guevara.
Chang-Cho a signé des articles dans presque tous les numéros de la revue, comme cet autre papier, « Pucara facile ». « Son truc, c'était plus la révolution que les titres », sourit Ignacio Colo, notre photographe... Il est vrai qu'après cette expérience rugbystico-éditoriale, le Che a quitté l'Argentine pour accomplir son destin et a mis le cap sur une vieille Norton 500 cm3 vers le nord et le... Chili, qu'affrontera ce samedi l'équipe d'Argentine (15 heures). Jusqu'à la victoire sans doute.