Deux titres de champion de France avec Béziers (1981 et 1983), une montée avec Mèze, des expériences au Maroc, en Tunisie, en Russie. Mais la plus belle aventure de Claude Saurel, l'entraîneur français de 75 ans l'a vécue en Géorgie, entre son arrivée à Tbilissi en sortie de guerre civile à la qualification historique pour la Coupe du monde 2003. Vingt ans plus tard, et alors que les Lelos se sont installés dans le paysage international, celui qui a obtenu la nationalité géorgienne et qui s'occupe désormais du développement du rugby à 7 là-bas, raconte.
« Votre lien avec le rugby géorgien remonte aux années 1990. Comment aviez-vous atterri là-bas ?
J'étais au Maroc, j'avais qualifié l'équipe pour sa première Coupe du monde à 7. Et j'ai été approché par un Géorgien, qui avait une affaire à Montpellier, pour faire un audit. J'y suis allé et je suis tombé sur des passionnés. Il y avait déjà du rugby, beaucoup avaient été internationaux soviétiques. À la sortie de la guerre civile (1993), ils ont voulu reprendre le rugby. Ils prenaient 80 points aux Pays-Bas, 60 points en Belgique... On est partis de là. Mon idée, c'était d'aider le rugby des petites nations. Et j'ai pris un panard extraordinaire. J'étais fou (sourire).
Dans quel état était le pays à votre arrivée ?
La première fois que j'y suis allé, c'était en 1996. C'était Beyrouth ! Il n'y avait rien qui tenait. Pas de stade, pas de pelouse, pas de poteaux, les routes défoncées, l'électricité deux heures par jour... On entendait les groupes électrogènes tourner dans les rues. C'était épouvantable. J'entraînais les mecs dans le parc à côté de la fédération. Je les faisais plaquer sur les bas-côtés enherbés. J'avais même un garde du corps armé en permanence avec moi... Magnifique !
« À cette époque, le sport national c'était d'enlever des gens, des étrangers ou des personnalités »
C'était nécessaire ?
Ah oui ! À cette époque, le sport national c'était d'enlever des gens, des étrangers ou des personnalités. (Kakhaber) Kaladze, ancien footballeur du Milan AC aujourd'hui maire de Tbilissi, ils avaient séquestré et tué son frère après avoir demandé une rançon. C'était dangereux à cette époque. J'avais des joueurs qui, pour leur sécurité, arrivaient avec le pétard (revolver) dans le vestiaire.
À côté de ça, les mecs crevaient la dalle, ils n'avaient pas de quoi manger. C'est pour ça que j'ai décidé de les emmener en France, c'était indécent de leur demander de faire ces efforts sans que les mecs aient de quoi bouffer convenablement. J'en ai emmené 80 dans des clubs français : Aurillac, Toulon, Béziers... Partout ! Ces 80 éclaireurs ont eu un comportement exemplaire. Personne n'a jamais eu à se plaindre des joueurs géorgiens. Et les gamins ont suivi. Aujourd'hui, il y a à peu près 350 joueurs géorgiens dans les différents championnats français.

En 2002, la Géorgie s'est qualifiée pour sa première Coupe du monde de rugby en battant, en qualifications, la Russie (17-13) à Tbilissi. Un symbole fort dont vous gardez quelles images ?
L'image d'un stade qui s'est soulevé. Il y avait plus de 60 000 spectateurs au Dinamo Tbilissi. Une ambiance extraordinaire, une fête de tout le pays. C'était une folie ! Pendant trois, quatre jours, la Géorgie était complètement bouleversée. Se qualifier, c'était bien. Mais se qualifier contre les Russes, c'était superbe ! Et, depuis, ils n'ont jamais plus perdu contre les Russes (il le répète plusieurs fois). C'est un tout petit pays, c'est leur fierté. C'est le seul point sur lequel, non seulement ils rivalisent, mais ils les dominent. Un jour absolument extraordinaire. On l'a bien fêté, ça c'est sûr.
« Quand on croit les avoir crevés, ils sont toujours là. On n'en a jamais fini avec eux. Ils peuvent se faire défoncer pendant 60 minutes et ressusciter »
Y a-t-il du bon alcool géorgien ?
Ils ont un alcool de qualité, le Tchatcha, un alcool de vin... Un truc un peu violent (sourire). Ils ont des vins absolument extraordinaires, des caves magnifiques. Ils ont fait autant de progrès en vin que dans le rugby ! C'est un pays de vin, de fromage, de gastronomie. C'est un état d'esprit. Il y a une liberté... Les femmes géorgiennes sont fantastiques, elles sont libres, émancipées. Vous allez dans les rues de Tbilissi, dans les bars, dans les restaurants, les gens papotent, s'amusent, rient. Ils sont comme nous. Ce sont des gens intelligents, perspicaces, instruits, capables de se remettre en cause et de réaliser des choses en commun. J'adore l'état d'esprit des Géorgiens.
Vous êtes un véritable amoureux de la Géorgie !
C'est le pays dans lequel je suis resté le plus longtemps. Je les ai amenés à leurs premières Coupes du monde à 7 et à 15. Ça a créé des liens, une amitié. Ce sont des gens reconnaissants. Ils m'ont accordé la nationalité géorgienne il y a trois, quatre ans. Et la présidente Salomé Zourabichvili m'a octroyé la Grande croix de la toison d'or qui est l'équivalent de la Légion d'honneur.

Que pensez-vous de l'équipe actuelle ?
Il y a des mecs au niveau des meilleures nations mondiales. Le troisième ligne de Lyon Beka Saghinadze est extraordinaire. Un joueur infatigable, opportuniste, bon joueur de ballon. Grand joueur. Ils ont Niniashvili, l'arrière, capable d'exploits. Ils ont un petit ouvreur tout neuf, Luka Matkava, qu'ils ont lancé dernièrement et qui a d'énormes qualités avec un bon jeu au pied, une belle vision du jeu, une capacité d'attaque, bon défenseur. Et ils ont des joueurs dans la moyenne haute comme Beka Gorgadze.
Derrière, ils ont des joueurs qui ont pris une autre dimension et qui sont capables de générer du jeu, de valoriser une domination. Ça les rend dangereux. Leur qualité primordiale, c'est cette résilience dans la difficulté. Quand on croit les avoir crevés, ils sont toujours là. On n'en a jamais fini avec eux. Ils peuvent se faire défoncer pendant 60 minutes et ressusciter. Ils aiment le combat, aller jusqu'au bout d'eux-mêmes.
« Les grandes nations jouent l'obstruction pour l'évolution des petites nations, c'est une évidence »
Aujourd'hui, le rugby géorgien est installé dans le top 15 mondial. Que lui manque-t-il pour aller plus haut ?
Les petites nations comme la Géorgie ne sont pas assez invitées par les grandes. Le problème, c'est le manque de compétitivité. Contre l'Écosse (test-match le 26 août), ils menaient 6-0 à la mi-temps. Derrière, ce ne sont pas les Écossais qui ont accéléré, mais les Géorgiens qui ont ralenti (défaite 33-6). Ils se replaçaient moins vite, ils étaient moins efficaces sur les plaquages, ils faisaient des fautes. Parce qu'il leur manque ces contacts, plus souvent, avec des grandes équipes. Ça leur permettrait d'augmenter leur intensité, leur rapidité et leur résistance en fin de match.
Le championnat n'est pas assez relevé en Géorgie. Maintenant, ils ont une équipe franchisée, les Blacks Lions, qui va entrer en Coupe d'Europe, ce qui va augmenter le nombre de joueurs pertinents. Ils ne peuvent progresser que comme ça.
La Géorgie a voulu intégrer le VI Nations mais World Rugby a fermé la porte...
Ce n'est qu'une question de fric, certainement pas une question sportive. C'est regrettable. Les grandes nations jouent l'obstruction pour l'évolution des petites nations, c'est une évidence. Ils ne veulent pas élargir le nombre pour que les parts de gâteau soient plus grosses. Si le rugby est encore un petit sport mondialement, c'est parce que ça se joue avec un nombre limité d'équipes, une dizaine qui domine le monde et qui se partage les recettes. Ce n'est pas sain sur le plan économique, sportif et déontologique. Le grand circuit est verrouillé par les Anglais et l'hémisphère Sud.
Les Géorgiens ont-ils atteint leur plafond de verre ?
Ils poussent ! Mais c'est plus fort qu'eux. Il faut faire avec des bouts de ficelle. Moi, je lance le rugby professionnel à 7 en Géorgie. Je combats d'arrache-pied pour obtenir des trucs qui feraient rire le monde entier. J'ai acheté de ma poche deux ballons lestés pour travailler le développement de la passe. Ils me seront remboursés, mais il faut pousser pour imposer quoi que ce soit. Les problèmes d'argent sont récurrents, même à 15.
Malgré ça, les moins de 20 ans géorgiens ont fini 8e mondiaux cette année. Ils sont dans le top 10 depuis quatre ou cinq Coupes du monde. Les moins de 18 ont été champions d'Europe. On a envoyé une équipe scolaire à 7 des moins de 15 ans, ils viennent de battre la Nouvelle-Zélande et de faire nul contre l'Irlande. C'est le signe de l'extrême vivacité du rugby géorgien. C'est ce qui est magique : on repousse l'impossible. C'est passionnant. »