« Dimanche soir, pendant Portugal-Fidji (24-23), l'Australie a été deux fois à un point de la qualification. Comment avez-vous vécu cette soirée, qui a finalement acté l'élimination des Wallabies ?
On était ensemble, le staff et l'équipe, tout le monde. C'était sympa, une bonne ambiance. On était quand même lucides, on savait qu'on avait très peu de chances de se qualifier. Le tournant pour nous, c'est quand les Portugais mènent 10-3, ils ont tout de suite une occasion de marquer à nouveau. Malheureusement il y a un turnover et, dans la foulée, essai des Fidji. Il restait du temps, mais à 17-3, ça aurait été compliqué pour les Fidjiens qui avaient perdu le fil du match et qui avaient du mal à imposer leur jeu.
Quel bilan faites-vous de cette Coupe du monde et de cet échec dès la phase de poules ?
La jeunesse de l'équipe n'a pas fonctionné sur cette Coupe du monde. Elle n'a pas manqué d'expérience mais de vécu collectif. Je pense que, dans quatre ans, cette équipe sera très compétitive, à condition, dans les quatre ans, de travailler beaucoup plus que ne le font les joueurs australiens en Super Rugby. On s'aperçoit que les joueurs qui évoluent en France, Will Skelton et Richie Arnold, ont une éthique de travail beaucoup plus importante que les joueurs qui sont en Australie.
« Carter Gordon a quatre ans pour travailler son jeu au pied. Quand tu veux être un numéro 10 de niveau international, le tir au but ce n'est pas "quand je veux", c'est tout le temps »
Pourquoi ?
Parce que le Championnat est bon, qu'il y a la Coupe d'Europe, qu'il faut s'entraîner pour jouer tous les week-ends. En Super Rugby, c'est maximum une quinzaine de matches dans l'année. Il y a peu d'enchaînements. Les jeunes Australiens manquent de matches de haut niveau. Le Super Rugby a énormément perdu avec le départ des Sud-Africains et des Argentins. Ce Championnat s'est appauvri en qualité et en quantité.
Ce sera au rugby australien de donner à Eddie Jones la capacité d'entraîner une quarantaine de joueurs à l'année, ce qu'a fait l'équipe de France après une Coupe du monde catastrophique en 2015. Il y a eu l'instauration des JIFFs puis, avec Fabien Galthié, les quarante joueurs présents pour préparer les matches internationaux. 28 à 30 joueurs bloqués, interdits de jouer en club pendant le Six Nations, une préparation qui s'est intensifiée autour de l'équipe de France. Il faut que ce soit la même chose pour l'Australie s'ils veulent être performants.
Le manque de compétitivité du Super Rugby explique la qualité moindre des entraînements de certains ?
Ils ne sont pas habitués à travailler sous pression, à être constants dans la précision et la concentration. On le sent bien. Ils sont habitués à travailler à haute intensité, ce n'est pas le souci, mais c'est la précision qui manque. Le sens tactique, aussi. Il y a très peu de tacticiens parmi les joueurs. Ça vient de la jeunesse de cette équipe, du manque de vécu collectif et de l'absence de pression dans leur Championnat.
Malgré ça, vous les imaginez forts dans quatre ans ?
Tout à fait. Il y a une moyenne d'âge très jeune, beaucoup de joueurs entre 19 et 24 ans. Ces joueurs ont un potentiel énorme. S'ils s'entraînent vraiment dur, ils deviendront de grands joueurs. De la qualité, il y en a. Il y a aussi quelques moins de 20 ans qui vont vite franchir le cap. Un bilan va être fait jusqu'en novembre en Australie. Le nerf de la guerre sera le côté financier. Ils ont la tournée des Lions Britanniques en 2025, la Coupe du monde en 2027. Il y a un projet sur quatre ans vraiment intéressant. Il faut qu'ils surfent là-dessus.
Est-ce difficile, pour des joueurs si jeunes, de se relever d'un tel échec ? On pense notamment à l'ouvreur Carter Gordon qui est passé totalement à côté...
C'est au contraire une très bonne expérience. C'est là-dessus qu'ils doivent bâtir, Carter Gordon le premier. Il a quatre ans pour travailler son jeu au pied, le tir au but. Des choses qu'il ne fait pas, ou en tout cas qu'il a peu faites jusqu'à maintenant. Quand tu veux être un numéro 10 de niveau international d'une grosse nation, le tir au but ce n'est pas "quand je veux", c'est tout le temps. C'est un exercice qu'il doit pratiquer. Il doit s'imposer en club comme buteur numéro 1 et s'entraîner pour avoir un pied de niveau international.
« La Coupe du monde, on la perd la semaine où on perd (Taniela) Tupou et (Will) Skelton. Au moins un des deux aurait été présent, je pense qu'on aurait battu les Fidji »
Quand la Coupe du monde a démarré, vous aviez vraiment l'ambition d'aller loin malgré une sélection portée sur l'avenir ?
Oui, mais la Coupe du monde on la perd la semaine où on perd (Taniela) Tupou et (Will) Skelton. Notre mêlée et notre paquet d'avants étaient bien moins bons sans eux. On avait dominé la mêlée française (en match de préparation le 27 août au Stade de France) parce qu'on avait Tupou et Skelton. Avant ça, on avait dominé la mêlée néo-zélandaise pour les mêmes raisons. Malheureusement, le réservoir australien n'est pas le réservoir français. Ces deux joueurs-là n'ont pas été remplacés par des joueurs du même profil. Au moins un des deux aurait été présent, je pense qu'on aurait battu les Fidji.
Deux blessures musculaires la même semaine sur deux entraînements différents, c'est un point très négatif de la préparation. Tupou et Skelton sont des joueurs lourds. Il leur faut une prépa physique personnalisée, c'est impossible de les préparer comme les autres. Ça a certainement été mal géré, mais c'est facile à dire après. Skelton était notre capitaine, le joueur expérimenté du groupe, celui qui devait faire l'équilibre avec la jeunesse. Et Tupou est une force de la nature. C'est dommage.
Avec le recul, comment expliquez-vous l'humiliation subie contre le pays de Galles (40-6) ?
À la mi-temps (16-6), j'étais persuadé qu'on allait gagner ce match. Je trouvais qu'on était dedans, qu'on dominait cette équipe galloise sur la dimension physique. Malheureusement, j'en reviens à l'éducation australienne et au Super Rugby : dès le début de la seconde mi-temps, on prend une pénalité qui nous fait passer à -13. Et les joueurs ont lâché. Ils sont habitués à lâcher.
En Top 14, il y a le bonus défensif. Tu t'accroches pour revenir à cinq points. Ça n'existe pas chez eux. Ils ne sont pas habitués à rester dans le match. Alors que 13 points d'écart, c'est rien ! Ces joueurs ont la mauvaise habitude de lâcher. C'est inconscient. Il faut que cet état d'esprit change. Et pour ça, il faut être habitué à s'entraîner plus dur, à être en situation de pression et, tactiquement, avoir des scénarios à jouer plus souvent.
Eddie Jones a cristallisé toutes les critiques. Comment l'avez-vous vécu ?
Je l'ai trouvé très bon à l'intérieur du groupe. Il a toujours mis les joueurs et le staff en confiance, il a toujours été positif en parlant d'amélioration, de travail, même la dernière semaine alors qu'on n'avait pas de match à jouer. Même au niveau des coaches, avec beaucoup qui venaient du XIII ou du foot australien, il n'a jamais été critique envers eux. Il les a soutenus. Je ne dis pas qu'il les gardera, certainement qu'il ne les gardera pas parce qu'il a bien vu que ça ne fonctionnait pas, ce n'est pas le même sport. Mais il a toujours été là. Si Eddie reste, il fera de cette équipe australienne une grosse équipe en 2027.
« Eddie (Jones) est un compétiteur. S'il n'y a pas les moyens ou s'il sent que ça va continuer comme avant, ça sera dur pour lui de rester »
C'est un grand "si"...
Oui, parce que ça va dépendre de ce qu'ils sont capables de mettre en place. Eddie est un compétiteur. S'il n'y a pas les moyens ou s'il sent que ça va continuer comme avant, ça sera dur pour lui de rester. S'il sent une vraie dynamique et une volonté du rugby australien de créer un environnement de haute performance, je pense qu'il sera là.
Les informations selon lesquelles il a passé un entretien pour devenir le prochain sélectionneur du Japon ont-elles perturbé le groupe ?
Ça n'a pas du tout perturbé le groupe. Eddie, on connaît sa relation avec le Japon. Sa mère est Japonaise et vit au Japon, sa femme aussi. Il est consultant ou directeur sportif de Suntory, un des plus gros clubs japonais, il a entraîné l'équipe nationale. Les Japonais aimeraient vraiment faire revenir Eddie Jones à la tête de la sélection, on le sait. Mais il a toujours été engagé avec nous à 100 %. Il travaille tout le temps, très tôt le matin. Il n'a jamais lâché. Il a toujours parlé d'avenir aux joueurs. Ça dépendra de ce qui va se mettre en place. Il n'y a pas de temps à perdre. Les Français, ils ont eu quatre ans pour construire un groupe. Ils préparent cette Coupe du monde depuis quatre ans. L'Australie doit prendre exemple là-dessus.
Plus personnellement, quel bilan tirez-vous de cette aventure ?
Que du positif. J'ai vécu en Australie cinq mois, j'ai découvert un pays, une culture. J'ai vécu des moments extraordinaires à Arnhem Land avec les Aborigènes. Un endroit protégé, tu as besoin d'une permission pour y entrer, c'est interdit aux touristes. On a passé deux jours au milieu des crocodiles et des requins. Des enfants de huit ans qui jouent avec des serpents comme s'ils jouaient avec un chien. Des histoires autour de la culture aborigène, un mode de vie... Tu es coupé du monde, tu n'as pas de réseau. Une expérience unique.
Et rugbystiquement, le Championship, des matches en Afrique du Sud et en Nouvelle-Zélande. Une Coupe du monde en France... Des super moments. Au contact d'Eddie, même si on n'a pas eu de résultats, sur le concept d'entraînement, de gestion de groupe, il y a des choses très intéressantes. Ça me fait grandir et acquérir plus d'expérience.
Quelle est la suite pour vous ?
Je vais prendre une décision fin octobre, début novembre. J'ai des propositions différentes : retourner en club, une sélection nationale, continuer avec Eddie Jones. Je vais en discuter chez moi. Tant mieux, je ne me plains pas, j'ai le choix.