Être fils de joueur de rugby, cela signifie avoir un stade tout entier pour terrain de jeu, une bonne vingtaine de grands gaillards comme baby-sitters, des histoires pleines de bourre-pifs et autres expressions rigolotes en guise de contes de fées et, à la place du dessin animé du dimanche, un match du Tournoi des Six Nations.
Antoine Erbani, fils de Dominique, 46 sélections en équipe de France, raconte avoir joué à cache-cache tous les week-ends dans les tribunes du stade Armandie à Agen, le club dont il est devenu capitaine, comme son père, en 2016.
Arnaud Costes (14 sélections), fils de Gérard et père de Paul, champion du monde des moins de 20 ans l'an dernier, se souvient que son patriarche, devenu entraîneur de l'équipe juniors de l'ASM, l'emmenait avec lui à chaque déplacement quand il n'avait que 7 ans : « Dans le bus, je découvrais les chansons paillardes. Dans les vestiaires, l'odeur du camphre et le bruit des corps qui se préparent. »
Jean-Baptiste Élissalde (35 sélections), fils de Jean-Pierre (5 sélections), petit-fils d'Arnaud, bible du rugby rochelais, et de Laurent Bidart (1 sélection), voit encore les peaux de mandarines qui virevoltaient sur la table familiale, à l'heure du café, reproduisant la combinaison idéale de trois-quarts de génie. « La génétique ? Bof, je n'y crois pas trop, raconte l'ancien demi de mêlée. C'est plus le milieu dans lequel tu tombes. Tu écoutes, tu vois, tu sens et, sans que personne ne fasse rien pour cela, cela te rentre dans le cerveau. La vérité, c'est que des joueurs comme moi, les "fils de", on a tapé 500 millions de fois plus dans un ballon, fait 500 millions de fois plus de passes qu'un enfant normal. »
Il n'existe pas d'étude à ce sujet dans le rugby mais, en 2012, dans le cadre d'une thèse intitulée Réussite athlétique et héritage sportif, qui traite des transmissions familiales dans l'engagement sportif intensif, les autrices Lucie Forté et Christine Menesson avaient constaté que sur une population de 108 athlètes de haut niveau français, plus de 70 % étaient des « héritiers », c'est-à-dire qu'au moins un de leurs parents avait pratiqué un sport assidûment.
Pour éclairer ces filiations, la psychanalyste Sabine Callegari, qui a publié Dans la tête de Zidane (Nouveau Monde Éditions), cite Sigmund Freud : « Au regard d'un père, Dieu est bien peu de chose. »« Le fils fait du père son idéal, prolonge-t-elle, et quand le père est sportif, les traits caractérisant cet idéal se situent dans le champ du sport, autour du talent, de la force, de la persévérance. Cette identification au père idéal crée une filiation très forte, mais qui n'est pas unique au sport puisqu'on peut la retrouver dans des lignées d'instituteurs, de médecins autour du savoir, du dévouement, du don... »
« Le rugby reste un sport familial. Il y a bien moins de licenciés qu'au foot par exemple »
Alexandre Roumat, fils d'Olivier
Pourtant, en rugby, quand on essaie de dresser la liste de ces « fils de », elle apparaît vite interminable, peut-être plus que dans d'autres disciplines, car, au-delà des noms très connus, des Ntamack, Roumat, Retière, Brennan, Costes, Lebel ou Graou, pour ne citer que des joueurs du Stade Toulousain (!), il y en a des dizaines d'autres, au patronyme moins connu.
Hormis l'implantation régionale, qui favorise cette prolifération, « le rugby reste un sport familial, estime le troisième-ligne toulousain Alexandre Roumat, fils d'Olivier (62 sélections). Il y a bien moins de licenciés qu'au foot par exemple. » Didier Retière, ancien talonneur du Racing, entraîneur de l'équipe de France de 2007 à 2011, père d'Arthur et Edgar, pense lui qu'il existe une spécificité du rugby, « un sport mystérieux, le seul sport de combat collectif, qui n'est pas forcément simple d'accès. On y vient accompagné, que ce soit par un parent, un copain, un éducateur. »
« C'est juste, estime Sabine Callegari, le rugby est porteur d'une dimension initiatique, comme ces ordres de chevalerie se distinguant par un blason, des vertus morales, une devise, et auxquels on accédait par l'adoubement. Pour un enfant, le rugby est un sport moins lisible que le football. Et baigner d'emblée dans un milieu éclairant ces zones d'ombre que sont la touche ou la mêlée, expliquant le sens invisible de ce combat collectif, facilite certainement l'accès. Un enfant tout à fait étranger à ce milieu pourrait-il y entrer seul ? Je ne sais pas. »
Les jeunes joueurs dont il est question ici, les frères Ntamack, Damian Penaud, Paul Costes, Posolo Tuilagi, Martin Devergie ont tous suivi les traces de leurs pères, chacun à leur manière. « Il y a les enfants très demandeurs qui, dès l'enfance, savent que le rugby sera leur vie, constate Alain Penaud, ancien ouvreur de Brive et de l'équipe de France. Damian a mis une distance entre nous sur le plan rugbystique, d'abord parce que l'envie de jouer à haut niveau lui est venue petit à petit et aussi parce qu'il refusait l'étiquette qu'on voulait lui mettre sur le dos à Brive, parce qu'il était mon fils, que je n'étais pas forcément parti en bons termes... Il y avait chez lui une volonté de ne pas forcément me voir sur son dos, je l'ai laissé aborder le sport en totale autonomie. Ce sont ses éducateurs qui lui ont appris le rugby qu'il pratique. C'est très bien comme ça, il sait qu'on est présents, son frère, sa mère et moi s'il a besoin de nous. »
« On ne compare pas nos enfants. Chacun à son parcours, sa vitesse de croissance »
Emile Ntamack, père de Romain et Théo
Dans d'autres familles, comme les Costes ou les Ntamack, les pères étaient très présents, sollicités par leurs rejetons pour faire « encore des passes dans le jardin », « travailler le côté droit, puis le gauche, à la main, au pied », rigole Arnaud Costes. Chez les Ntamack, les jeux étaient multipliés par deux, Émile, le papa aux 46 sélections, faisant bosser Romain, désormais ouvreur reconnu de l'équipe de France, et son jeune frère Théo, 21 ans, un des espoirs du Stade Toulousain en troisième-ligne.
Cette problématique de la fratrie ne s'est pas vraiment posée chez eux, les mots ayant été posés par leurs parents pour que chacun se sente unique. « On ne compare pas nos enfants, assure Émile, chacun a son parcours, sa vitesse de croissance, Théo est bluffé que son frère soit dans la lumière mais l'inverse est vrai aussi. »
« La lutte pour l'amour du père est universelle, rendant tous les frères rivaux, consciemment ou inconsciemment, sourit Sabine Callegari. D'autant qu'il y a presque toujours un frère qui réussit mieux que l'autre. Mais l'avantage pour ces sportifs de haut niveau, c'est que ce drame émotionnel (oedipien, dit la psychanalyste) ne se joue pas seulement dans l'imaginaire mais sur un terrain bien réel. Cela oblige à résoudre la question alors que certains hommes s'y débattent toute leur vie. »
Il est alors question de travail sur soi, de dépassement. Ces « fils de » doivent trouver leur mode d'expression au-delà du père et du frère, s'émanciper pour vivre leur propre rapport au monde. Avec l'arrivée de la préparation mentale dans le sport de haut niveau, assez récemment en rugby - l'équipe de France ne fait appel à des psychologues que depuis quatre ans -, cette phase est traversée plus facilement.
« Il y a quelques années, le rugby jouait beaucoup sur la puissance virile, presque archaïque, d'un Chabal, par exemple, analyse Sabine Callegeri, les joueurs se placent aujourd'hui sur le terrain de l'accomplissement, sur le sens à donner à leur vie. » Il y a sûrement beaucoup de cela dans le détachement des joueurs évoqué par Philippe Spanghero, celui qu'il a lui-même mis si longtemps à trouver.
En 1993, Philippe Spanghero, 8 ans, n'avait pas disputé l'incroyable match de rugby organisé à Bram, le fief de sa famille dans l'Aude, où son grand-père Dante s'était installé en 1936, en provenance d'Italie, pour fonder une famille.
Ce jour-là, sur le terrain, il y avait trente Spanghero, âgés de 17 à 56 ans, tous plus grands les uns que les autres, tous joueurs de rugby, illustrant on ne peut mieux la notion de transmission familiale autour des six fils de Dante : Laurent, Jean-Marie, Walter, Claude, Guy et Gilbert. Dans les années 60, cinq d'entre eux feront partie du pack du RC Narbonne tandis que Gilbert évoluera à Graulhet (Tarn). « "Toi, tu es le fils de qui ?" J'ai grandi avec cette question, lâche Philippe Spanghero, 38 ans aujourd'hui. Ça m'a marqué. C'est étrange, déroutant... »
Il est le fils de Guy et, forcément, il a aussi joué au rugby, dans les pas de son père, de ses oncles ou de son grand-frère Nicolas, deuxième-ligne à Toulouse, à Castres, aux Harlequins puis à Colomiers jusqu'en 2011. « Mon frère a dix ans de plus que moi, raconte Philippe, et je me souviens d'être allé le voir pour sa première sélection en équipe de France juniors à Cahors (Lot). Au moment de la Marseillaise, j'ai vu la fierté dans les yeux de mon père... Inconsciemment, l'enfant que j'étais s'est dit que s'il ne faisait pas pareil, il n'aurait pas droit au même regard. »
Champion de France cadets avec Toulouse, Philippe Spanghero est pourtant resté à la porte du rugby pro, évoluant en Fédérale, à Carcassonne puis à Castelnaudary (Aude) jusqu'en 2010. « Forcément, c'est très dur de ne pas le vivre comme un échec. »
Depuis l'arrêt de sa carrière, il s'est souvent interrogé sur cette notion d'héritage familial. « Je ne me suis jamais senti obligé de faire du rugby, j'ai été encouragé à pratiquer d'autres sports, mais je me dis que factuellement ce n'est pas possible que tous mes cousins, moi, mon frère se retrouvent au rugby sans qu'il y ait une incitation non dite. »
Partant de sa propre histoire, il aimerait publier un ouvrage sur ce thème, des rencontres avec des « fils de » pour tenter de décortiquer le processus. « J'ai contacté une psychologue pour travailler avec elle et essayer d'identifier les éléments déclencheurs d'une carrière, les leviers qui sont actionnés et les injonctions que l'on reçoit de sa lignée familiale. Est-ce pour moi ou pour être au niveau de ce qu'on attend de moi que j'ai persévéré dans le rugby ? Je sais aujourd'hui que je ne me suis pas assez écouté, que le rugby a parfois été une contrainte, que je me suis inscrit dans un schéma que je pensais mien mais qui ne l'était pas. »
« Un jour, un coach m'a dit : « J'ai honte que tu portes le même nom que Walter »
Philippe Spanghero, neveu de Walter
Selon lui, être « fils de » n'est pas forcément synonyme de réussite : « C'est la capacité à franchir le dernier palier, celui du haut niveau, qui décide de toi. Je fais partie de ceux que ça a complètement inhibés. » Il raconte le douloureux contraste entre les croyances de l'enfance - « quand tu vois le regard que les gens posent sur ton père, ton frère, à quel point cela impacte, tu te construis inconsciemment avec l'idée que tu dois faire comme eux » - et la confrontation avec la réalité quand la machine se grippe.
« Quand tu portes un nom, il n'y a aucune indulgence : les gens disent que tu es là car tu t'appelles Spanghero. Sans compter les maladresses des personnes qui t'entraînent. Un jour, à Toulouse, après deux ou trois mauvais matches, un coach m'a dit : "J'ai honte que tu portes le même nom que Walter."Quand je vois les jeunes joueurs d'aujourd'hui, comme Romain Ntamack, je trouve qu'ils ont une forme de détachement admirable par rapport à cela, au poids qui pourrait peser sur eux. Moi, je n'avais pas ça, tout se mélangeait dans ma tête et, cet héritage, il n'était pas du tout léger. »