Le week-end dernier, le geste un brin humiliant de l'ouvreur de l'équipe de France Matthieu Jalibert sur son capitaine Grégory Alldritt - alors que les deux joueurs étaient opposés en Top 14 et que le Rochelais avait négligemment laissé filer vers l'en-but un ballon tapé par le numéro dix de l'UBB (34-14), conduisant à un essai de Damian Penaud -, a relancé une énième fois le débat : a-t-on le droit de chambrer au rugby ?
La question peut paraître étrange car les rugbymen, à la ville, sont de grands taquins et manient allègrement le second degré sans que personne ne s'en émeuve. Mais, sur un terrain, c'est différent et, de tout temps, la provocation verbale, les petits gestes énervants ont été utilisés pour faire « dégoupiller » l'adversaire. « Les Toulousains sont les spécialistes, raconte l'ancien ouvreur et entraîneur adjoint de Montpellier Vincent Etcheto. Ils adorent ça. Ils te mettent la main sur la tête. Ça se faisait il y a trente ans déjà. Ça a toujours existé et ça existera toujours. Les joueurs se chambrent même à l'entraînement. Il faut y accorder l'importance que ça a, c'est-à-dire pas grand-chose. »
Aujourd'hui, l'omniprésence des caméras qui scrutent le moindre écart, la diffusion à vitesse grand V sur les réseaux sociaux du plus petit geste de travers peuvent laisser penser qu'il y a une augmentation des comportements déviants et que des attitudes comme celle de l'Anglais Delon Armitage, faisant coucou à Brock James qu'il venait de laisser sur place en finale de la Coupe d'Europe en 2013, ou de Teddy Thomas invitant de la main Santiago Cordero à venir vers lui avant de réussir un superbe cadrage-débordement il y a trois ans, sont celles de jeunes joueurs modernes, souvent un tantinet arrogants, n'ayant plus le respect des valeurs.
Qui, aujourd'hui, se souvient que Jean-Pierre Bastiat, deuxième-ligne de l'équipe de France (32 sélections entre 1969 et 1978), avait usé du même genre de provocation en 1973, lors d'une demi-finale du championnat de France opposant Dax au grand Béziers (23-3). Sa détente d'ancien basketteur lui avait permis d'intercepter la balle pour filer à l'essai et, avant d'aplatir, la meute biterroise aux trousses, il n'avait pas pu se retenir de narguer l'ennemi, brandissant le ballon d'une main au-dessus de sa tête, le sourire triomphant et moqueur. Des années plus tard, il avait avoué que, pour lui, cet épisode était comme une tache sur son parcours. « On ne peut pas être fier d'un truc comme ça. »
« Bien sûr, dans l'euphorie, cela peut arriver mais, quand ça se répète, c'est un manque d'intelligence »
Émile Ntamack
Jean-Baptiste Élissalde, ancien ouvreur rochelais et toulousain, en sait quelque chose : « J'étais jeune et, après une interception, j'avais tiré la langue à Titou Lamaison... J'avais pris une belle patate derrière et mon père m'avait dit : "Tu la mérites" ! Je n'ai plus jamais fait ça et, aujourd'hui, je le regrette encore. » Si, contrairement à Matthieu Jalibert, qui avait déjà été sous le feu des critiques en 2020 après avoir poussé l'arrière de Castres Julien Dumora sans vraiment l'assumer par la suite, Élissalde n'avait pas récidivé, c'est qu'à l'époque où il jouait, les joueurs faisaient la police eux-mêmes, mettant les trublions au pas.
« Avant, raconte Émile Ntamack, ancien centre des Bleus, il fallait peser le pour et le contre avant de chambrer car on s'exposait physiquement. Aujourd'hui, c'est plus facile car, même si on est parfois sanctionné, on est protégé des représailles par l'arbitre, les caméras. Pour cela, c'est presque encore plus irrespectueux, surtout quand il y a un contact physique, il y a quelque chose d'humiliant. Bien sûr, dans l'euphorie, cela peut arriver mais, quand ça se répète, c'est un manque d'intelligence. »
« Le chambrage, c'est du second degré. C'est rigolo et bon enfant. Mais certains au rugby, comme ailleurs, n'ont que du premier degré »
Vincent Etcheto, entraîneur adjoint de Montpellier
Témoin des affrontements d'autrefois, qui tournaient souvent au pugilat, l'ancien ailier du Racing Club de France des années 1980, Yvon Rousset, a des anecdotes à revendre sur le sujet. Il se souvient d'une rencontre de Challenge Du Manoir, contre Lourdes, où Marc Guinle, le numéro huit adverse, s'était approché de Michel Tachdjian, surnommé l'anesthésiste d'Erevan, dès la première touche : « "Ici, on est à Lourdes, si tu touches ce ballon je te tue". "Tadchj" lui avait répondu : "On comprend rien avec ton accent ! Tu as compris, toi, Jean-Pierre ?" Jean-Pierre (Genet), notre talonneur, le méchant de la bande, avait dit non et, à la fin de la touche, Guinle était sorti sur civière... À l'époque, quand tu entendais les Toulonnais dire qu'ils allaient te "destroncher", tu savais qu'il y avait un vrai risque et tu jouais tout le match avec les rétroviseurs ; le grand Estève, à Béziers, tu ne t'amusais pas à lui mettre une petite calotte parce qu'il chaussait du 50 et que les représailles, ce n'était pas un tirage de maillot ou une pénalité... Au fond, conclut Rousset en riant, ce qui va contre l'esprit du rugby, ce n'est pas tellement ce que fait Jalibert, ça a toujours existé ; non, le problème, c'est qu'Alldritt ne peut plus lui répondre ! »
La solution, comme le suggère Émile Ntamack, serait peut-être de « faire comme au hockey sur glace, en NHL, où les bagarres sont tolérées pour permettre aux joueurs de relâcher la pression et aussi remettre en place ceux qui sont trop agressifs. » Sinon, il reste toujours l'humour. « Toi, carton, bye-bye », avait lancé Iosefa Tekori à l'agaçant Rory Kockott, faisant mine de traduire l'arbitre lors d'un match Toulouse-Castres en 2021. « Il y a une vingtaine d'années, lorsque je jouais à Bayonne, se souvient Vincent Etcheto, j'avais touché quatre fois le poteau contre les Galactiques de Biarritz en Coupe de France. Les mecs chantaient : "Etcheto, le poteau", j'avais trouvé ça très drôle. Le chambrage, c'est du second degré. C'est rigolo et bon enfant. Mais certains au rugby, comme ailleurs, n'ont que du premier degré. » Forcément, c'est moins drôle.