« Heureusement qu'il y avait les gars du 7. Ils ont sauvé l'honneur du rugby. Les voir célébrer leur victoire en dansant, avec légèreté, ça faisait du bien. Parce que pour le reste, entre l'affaire Jaminet et celle de Jegou et Auradou, le rugby, c'est flippant. Ces derniers mois, il y a eu aussi des cas de violence conjugale, ne l'oublions pas.
Le point de départ, c'est quasiment toujours une forte alcoolisation. Le rugby est devenu une manufacture de violence et de frustration. J'écoute ce que me raconte mon fils. Le mal-être des joueurs est puissant. Ils ne savent pas comment évacuer la pression, pas comment se régénérer. Et on ne leur apprend pas ! Ils se jettent dans l'alcool, la drogue. La cocaïne est en passe de supplanter la bière dans les troisièmes mi-temps aujourd'hui. Elle améliore la clairvoyance. Elle est un anti douleur qui aide à repousser les limites, la fatigue. Ses traces s'effacent en quelques jours. Nos jeunes sont en danger.
« Mon fils a été broyé, il a vécu une dépression comme d'autres. Beaucoup n'osent pas se l'avouer. Et, surtout, personne ne veut le voir »
Marie, mère d'un joueur du Top 14
Chaque fait divers raconte un mal-être profond. Pourquoi fait-on du sport si ce n'est pour trouver un équilibre intérieur ? On demande aux joueurs de performer jusqu'à ce qu'ils cassent, physiquement ou psychiquement. Qui les accompagne dans la dimension mentale ? Le cerveau, les émotions, c'est quand même plus important que les grammes de protéines dans un shaker. Ces jeunes hommes sont soumis à d'extrêmes exigences de performance. Le rugby n'est plus un jeu pour eux.
Mon fils été broyé, il a vécu une dépression, comme d'autres. Beaucoup n'osent pas se l'avouer. Et, surtout, personne ne veut le voir. Ceux qui montreraient des signes alarmants ne sont pas dépistés. Nombre de coaches n'apprécient pas l'intercession d'un psy. Ce simple mot est mal vu, peu entendu, dans le rugby. Les managers n'aiment pas se sentir dépossédés, ils veulent avoir la mainmise sur le mental de "leurs" joueurs. Dans la mythologie du rugby, l'entraîneur est un chef de guerre. Un coach mental qui débarquerait dans un vestiaire pour dire à un joueur : "Tu t'en fous du résultat, prends du recul. Respire. Trouve du plaisir", il ne ferait pas long feu.
J'ai vu mon fils et ses copains évoluer depuis l'école de rugby. Aujourd'hui, ce sport ne tire pas les joueurs vers le haut. Devoir "être un guerrier" chaque week-end, c'est compliqué. C'est un processus émotionnel particulier. Une fois dans cette zone mentale, il faut pouvoir en sortir, revenir au quotidien. Les ecchymoses voyagent du corps à l'âme. Ces hommes jeunes n'ont jamais le temps du "retour sur soi". On leur enseigne la "rush defense", mais aucune "self-défense" salvatrice pour l'âme. Qui les guide ? Qui est porteur d'un état d'esprit ? Ils étouffent, ne parviennent plus à s'ouvrir au reste du monde. Restent dans leur bulle, font de plus en plus rarement des études. Le rugby d'aujourd'hui, c'est deux Prime Time, chaque semaine, sur Canal+. Tout ça monte à la tête et influe sur les ego.
Et puis s'ajoute à ça le poids des réseaux sociaux. Le téléphone est une addiction qui commence au réveil et se poursuit jusqu'à l'endormissement. En existe-t-il de pire ? On exige de nos joueurs qu'ils soient costauds, résistants, qu'ils performent dur et remettent ça la semaine suivante. Il leur faut être lisses avec la presse, ne jamais faire de vagues. Et puis sympas avec les supporters qui les insultent sur les réseaux sociaux. Que font-ils de leurs 20 ans ? Mon fils s'est déclenché un zona, est tombé en dépression. Il aime ce jeu depuis qu'il est enfant mais a été à deux doigts de mettre fin à sa carrière. Certains matins, il avait mal au bide avant l'entraînement. J'entends tellement d'histoires de joueurs pleines de noirceur.
« Chaque week-end, on a peur de la violence des chocs. Ce qu'ils appellent un match couperet, c'est notre réalité : nous, les mères, nous sommes coupées en deux »
Marie, mère d'un joueur du Top 14
Que sont devenus les coaches ? Ils ne sont plus des papas ou des éducateurs. Beaucoup sont devenus des chefs d'atelier, attachés à fabriquer de la performance et produire des plans de jeu. Plus vraiment des figures inspirantes. La casse psychologique est énorme. Beaucoup de joueurs vivent seuls. Plus que jamais ils auraient besoin d'humanité. Ils reçoivent leurs instructions par SMS, des menus diététiques ou leur "dress-code" du jour : "Tu prends ton costume. Rdv à l'événement partenaire. Il y aura 200 personnes. Faudra être bon."
Après un Championnat sous tension, on a envoyé de jeunes hommes en tournée d'été. L'intérêt sportif était nul. Le but d'une tournée est ailleurs, développer les êtres, les relations humaines. Aider à comprendre ce que signifie "faire équipe". Dans la nuit argentine, où étaient les hommes de quart pour guider nos matelots sur le pont ? Loin de tout, les digues ont lâché.
Être mère d'un joueur est devenu une souffrance, psychologique autant que physiologique. C'est notre chair qui souffre, qu'il gagne ou bien qu'il perde. Chaque week-end, on a peur de la violence des chocs. Ce qu'ils appellent un match couperet, c'est notre réalité : nous, les mères, nous sommes coupées en deux. On a peur pour leur colonne vertébrale, leurs genoux. Et surtout leur tête. Les commotions cérébrales sont devenues légion. Mon fils a eu un black-out de dix jours. Tout ce qu'on vit est un déchirement. Et pourtant il y avait pire. Je suis sans mots, j'aimerais témoigner mon amour à la maman de Medhi Narjissi (2). Mais je ne sais que lui dire. Le rugby lui a pris son fils. »