« À l'époque, quand tu gagnais tes deux matches au Parc des Princes, le président Ferrasse était content (sourire). Tu avais rempli ton contrat. Personnellement, j'ai découvert que j'avais gagné deux Tournois comme joueur (1988 et 1989) alors que je n'y avais jamais prêté attention (rires). En revanche, j'ai rêvé d'un Grand Chelem que je n'ai jamais pu décrocher, ce qui reste ma plus grande frustration », avoue Patrice Lagisquet (62 ans, 46 sélections), ancien trois-quarts aile international (1983-1991), puis entraîneur adjoint du quinze de France de 2012 à 2015, qui ajoute : « Il me semble que c'est à partir de la fin des années 90, quand on a mis 51-0 aux Gallois à Wembley, que le Grand Chelem est devenu une référence. »
Si on remonte le temps jusqu'à Pierre Albaladejo (91 ans), demi d'ouverture international de 1954 à 1964 et légende vivante qui coule aujourd'hui une retraite paisible à Dax, « remporter le Tournoi suffisait à notre bonheur. Entre joueurs, nous ne parlions pas de Grand Chelem. On ne courait pas après ça ». Sans doute pour éviter d'être déçus. « On peut considérer l'époque où Bala jouait comme l'âge d'or du rugby français, assure l'historien Henri Garcia, ancien responsable de la rubrique rugby de L'Équipe. Comme le Grand Chelem nous avait plusieurs fois échappé, il fallait bien que la première place du Tournoi soit mise en valeur par la presse. » Parfois même à perte.
« Quand j'ai débuté avec l'équipe de France en 1967, nous ne pensions pas au Grand Chelem. Si ça se matérialisait par une première ou une deuxième place, nous étions satisfaits »
Pierre Villepreux, ancien arrière international
« En 1955, pour la "finale" contre le pays de Galles à Colombes, des trains entiers de supporters étaient montés de province, se souvient l'auteur de la Fabuleuse Histoire du rugby, ouvrage de référence. Le matin du match, la gare d'Austerlitz était noire de monde. Le record d'affluence à Colombes pour un match de rugby avait été battu (porté à 53 025 spectateurs). Tout le monde attendait le Grand Chelem, et nous étions tellement confiants que nous avions préparé un fascicule intitulé Triomphe du XV de France. Mais les Tricolores ont perdu (11-16). Ce fut une grande désillusion, tout notre numéro spécial a été un fiasco retentissant », en sourit aujourd'hui Henri Garcia.
« Quand j'ai débuté avec l'équipe de France en 1967, nous ne pensions pas au Grand Chelem, confirme Pierre Villepreux (81 ans, 34 sélections) . L'équipe de France avait terminé plusieurs fois à la première place (six fois entre 1954 et 1962), et l'objectif c'était d'être le meilleur possible. Si ça se matérialisait par une première ou une deuxième place, nous étions satisfaits, raconte l'arrière international. Le premier Grand Chelem, qui est arrivé en 1968, a montré que le rugby français s'était hissé à un bon niveau. À partir de là, l'objectif a été de continuer à faire aussi bien. » Ce qui mit du temps. Neuf saisons. Jusqu'à ce que l'équipe constituée autour du capitaine Jacques Fouroux réussisse, en 1977, le deuxième Grand Chelem de l'histoire du quinze de France.
« C'est vrai qu'on retient en priorité le Grand Chelem. Il s'en dégage un sentiment de plénitude »
Pierre Berbizier, ancien demi de mêlée international
Quand on l'interroge au sujet des Tournois qu'il a remportés, Pierre Berbizier (66 ans, 56 sélections) lâche : « 1981 et 1987. » Avant de se raviser. « Comme joueur, j'ai participé à six victoires dans le Tournoi, dont deux Grands Chelems... Mais c'est vrai qu'on retient en priorité le Grand Chelem car tu sais que tu as dominé sans contestation possible tous tes adversaires dans le Tournoi. Tu as le sentiment du devoir accompli. Il se dégage d'un Grand Chelem un sentiment de plénitude. »
Devenu entraîneur national quelques mois après avoir arrêté, contraint et forcé, sa carrière internationale (1981-1991) à la mêlée, Pierre Berbizier a vécu en 1993 la remise de la première coupe récompensant officiellement le vainqueur du Tournoi des Cinq Nations, tradition perpétuée depuis. « J'étais heureux de notre première place, et il y avait de la fierté chez les joueurs. Ils ont attaché de l'importance à ce classement. Mais je ne suis pas persuadé que ce trophée a par la suite apporté un changement notable. En début de compétition, nous ne visions pas le Grand Chelem. Ce n'était pas annoncé, comme c'est le cas actuellement. »
« Pour nous joueurs, remporter le Tournoi, c'est déjà beau, compte tenu du niveau très homogène de cette compétition »
Yoann Huget, ancien ailier international
Cette bascule médiatico-sportive, Pierre Villepreux l'a vécue en 1997 lorsqu'il rejoignit son complice et ami Jean-Claude Skrela à la tête du quinze de France. « En 1997, nous avons remporté un Grand Chelem, puis un autre l'année suivante, et il ne faisait aucun doute que nous visions un troisième. À ce moment-là, terminer premier avait moins d'intérêt que de décrocher un Grand Chelem. Ce qui désormais matérialise la performance, poursuit Pierre Villepreux, c'est de gagner cinq matches d'affilée. »
Ce qui vaut pour le quinze de France, staff compris, vaut aussi pour les supporters et le grand public. « L'expression Grand Chelem résonne plus fort qu'une première place, mais, pour nous, joueurs, remporter le Tournoi, c'est déjà beau, compte tenu du niveau très homogène de cette compétition, assure l'ancien ailier international Yoann Huget (37 ans, 62 sélections). Ça reste une performance dont nous sommes fiers et dont nous nous souvenons. »
« Cette première place il faut la valoriser. Terminer le Tournoi en tête, ça n'arrive pas tous les jours »
Pierre Villepreux ancien arrière international
Considérant dans ce Tournoi les scores fleuves obtenus de façon spectaculaire face au pays de Galles (43-0), en Italie (24-73) et en l'Irlande (27-42), Pierre Berbizier imagine que « la courte défaite (26-25) à Twickenham doit générer une forme de frustration ». Sentiment que partage Olivier Magne (51 ans, 89 sélections) : « En cas de succès face à l'Écosse, samedi, ce Tournoi sera un beau feu d'artifice, mais sans le bouquet final... »
Yoann Huget, dont la carrière internationale a pris fin il y a seulement six ans, n'est pas du tout de cet avis. « Je ne pense pas que les joueurs et le staff nourriront de la frustration, car le contenu de jeu produit par cette équipe de France est excellent du début jusqu'à la fin, y compris en Angleterre, où tu construis quand même trois situations d'essais en première période... »
Pour l'ancien trois-quarts aile, « premier du Tournoi, c'est un titre au palmarès. Certes, le Grand Chelem, c'est la cerise sur le gâteau, mais gagner le Tournoi demeure une référence sportive. »
S'accordant aux propos d'Huget, Pierre Villepreux considère pour sa part qu'il est important que l'aspect comptable du classement passe après le contenu rugbystique de la performance : « Cette première place, il faut la valoriser. Terminer le Tournoi en tête, ça n'arrive pas tous les jours. Mais il faut surtout que ça se traduise par la promesse d'un jeu qui nous amène plus loin », conclut-il.